mardi 11 décembre 2012

Manolo


Je suis Manolo. Je suis chiffonnier. Toute ma vie dans les odeurs des autres, à trier leurs pelures hors d’usage. Les couleurs des chiffons se sont ternies, à l’exception du rouge, qui reste vif et me surprend. Les loques s’entassent en montagnes incertaines, dessinant un pays aux frontières fuyantes.
La nuit, je reste seul et je me fais un monde peuplé de créatures scintillantes, passionnées, qui crient victoire et lèvent les jambes au ciel. Le matin, il n’y a plus que moi qui les vois, au milieu des tas informes de tissus gris.


            Manolo a quinze ans. Il a les yeux verts et les cheveux bruns, mi-longs, un visage doux, une bouche tendre, une fossette dans le menton. Sous ses vêtements trop grands, il est mince, Manolo. Ses mains et ses pieds sont sales, griffés, ses ongles abîmés. Le jour, Manolo travaille avec obstination, les yeux au sol, il trie les chiffons –tailles, matières, couleurs- il faut aller vite et ne pas se tromper. Pas de pause. Pas un mot.
Le vrai pays de Manolo, c’est la nuit. Un pays coloré, lumineux, aux habitants fantasques. Ils naissent accompagnés des chansons de Manolo, improvisées d’une voix très claire. La nuit, Manolo danse dans les bras des créatures de ses rêves. Sous sa jupe, on voit ses jambes fines. La nuit, Manolo est une fille.


            Malaya, c’est la ville de Manolo.
Ses nuages gris, son ciel étoilé. Sa poussière, son air frais. Sa géographie incertaine, sa cartographie magique. Son silence venteux, sa douceur chantante. Ses montagnes molles, ses grottes chaudes. Ses ruelles tristes, ses détours secrets. Ses habitants mornes, ses danseurs charmants. Ses garçons courageux, ses filles qui respirent. Ses guenilles déprimées, ses paillettes dansantes. Ses silences à hurler, ses opéras nocturnes. Sa grisaille anémique, sa joie colorée. Son train-train épuisant, ses heures de gloire. Son ordre imbécile, sa fantaisie amoureuse. Son avenir prévisible, sa créativité pétillante. Son soleil mélancolique et sa lune qui chante.


            A Malaya, on ne parle que du mariage de Manolo. Aujourd’hui, Manolo a vingt ans. Il se marie demain. Il épouse Asti. Asti est timide. Elle a dix-huit ans. Elle vient de la campagne. Ses yeux sont verts. Manolo ne peut pas en dire grand chose. Un chiffonnier ne fait pas de déclaration d’amour.
Demain, je me marie. Aujourd’hui, c’est la nuit et je parle à la lune. Je lui dis qu’il est beau, que ses yeux sont verts et que ses cheveux sentent bon. Sa voix d’homme est douce et parle à mon ventre. Ses mains touchent mon cœur. Je voyage avec lui dans un pays nouveau où le silence est parfumé, où la terre est chaude et les draps frais, où le temps s’écoule au présent, où les lits sont des îles blanches qui dérivent, où l’eau a l’odeur du champagne, où le pain craque et goûte l’enfance, un pays où je suis nourrie de lait et de miel, un pays où j’accepte que chaque jour soit le dernier.





L'origine de la parole.




La parole est née en Afrique, il y a longtemps. En ce temps là, les mots n'étaient pas encore nés. C'est la plus vieille femme de mon village qui m'a raconté cette histoire.

"Les mots sont nés un jour de grand ennui. Amma, mon arrière-arrière-arrière grand-mère et son mari  Andoumboulou avaient alors quarante ans. Leurs deux fils, Nommo et Yourougou étaient partis aux champs, le village sommeillait, la sieste avait heureusement interrompu la monotonie du jour.
Ce jour là, après l'amour, Amma avait parlé pour la première fois.
Les mots se déroulaient comme des fils de coton, s'assemblaient en torsade, se tissaient comme des bandes de couverture. Parfois Amma hésitait, puis reprenait le fil de ses sensations, comme la navette repart pour tisser la toile. Amma était intarissable et les mots chantaient comme les poulies du métier à tisser. Pressés par le peigne, les mots s'alignaient en phrases et la parole d'Amma se déroulait comme un tissu coloré.
Comme son mari Andoumboulou l'aimait, il la comprenait. Amma lui disait sa tendresse, son plaisir d'être désirée, sa jouissance d'avoir un corps, sa joie d'être si proches. Les mots d'Amma étaient comme des graines de courge qui tombaient dans le cœur tendre de son mari et y germaient. C'est encore toujours ainsi entre les amoureux.
Mais si les mots tombent ailleurs, sur l'aride, sur le rocailleux ou sur l'épineux, la langue fourche et fabrique un tissu de mensonges. "

J'ai aimé le récit de ma vieille amie. Je lui ai demandé: "Et que disait Amma avant la naissance des mots?"
Elle m'a répondu par une longue évocation mélodique qui me faisait percevoir pêle-mêle, le sable brûlant, le poil rêche des chameaux, l'odeur des chèvres, le goût du miel sauvage et celui du natron, le parfum léger du lait caillé,  le réveil dans les cases, la fraîcheur de la rivière d'où les femmes reviennent avec la jarre sur la tête, le ciel pâle avant le soleil du matin, la lumière de la lune, les lèvres du bien-aimé, la langueur de l'amour.


Amma savait exprimer tout cela  sans un mot.
Et son arrière-arrière-arrière petite-fille aussi.