La dernière allumette.
Liatt se souvient de ce
bonheur étal, comme la mer. Des moments paisibles et suspendus. La mer, quand
elle reprend son rythme, a certainement la mémoire de cet état particulier, lorsqu’elle
flotte sans bruit et presque sans mouvement entre le fond d'elle-même et le
ciel au dessus d’elle. Liatt se rappelle ces jours avec Todd, il y a longtemps.
Ils remontent à la surface, comme
des petites bulles remontent du fond des étangs.
La fièvre la fait parler
sans retenue, les yeux fermés.
Sa jeune garde-malade est
là, toute proche, silencieuse et attentive.
“Les yeux fermés, je respirais l'odeur de l'eau. Une odeur fraîche
et profonde. Elle était faite du souvenir des poissons jolis et paisibles, de
la terre des berges, du reflet du ciel, de la mémoire des saisons, des éclats
de soleil, des courants chauds ou froids, de l'herbe des rives et du vent qui
mélangeait des odeurs d'ailleurs à celles de là-bas.
Todd et moi, nous étions assis au bord de l’étang. La fin de
journée était très calme. Todd me lisait « Alice au pays des merveilles »
jusqu’à ce qu’il fasse trop sombre.
Plus tard, vers le soir, un silence différent, plus vide, s’installait
autour de l'étang. Les hirondelles
étaient ailleurs. Nous écoutions le bruit d'eau qu’une oie d'Egypte faisait en farfouillant dans l'étang avec son
bec. Elle tournait toujours au même endroit. Elle nous jetait un regard de
temps en temps et même à cette distance, nous pouvions
voir cet œil maquillé de blanc et de roux, comme sur les fresques des temples
de Louxor. Brusquement, l'ambiance changeait , deux ânes se mettaient à braire,
un vieil avion à hélices passait au dessus de l'étang, les hirondelles
revenaient et, de temps en temps, une carpe venait prendre l’air à la surface
de l’eau. L'espace se remplissait à nouveau de bruits: un grondement sourd, une
voix d'enfant au loin, le cri d'une poule d'eau.”
La vieille dame a parlé trop longtemps. A présent, le souffle lui
manque.
La jeune femme lui offre de l’eau et Liatt ouvre des yeux reconnaissants.
Elle boit et s’assoupit quelques minutes.
La chambre est à l’étage. Les murs, les draps et le couvre-lit
blancs, le bois sombre du lit, mettent en évidence la seule tache de couleur
dans la pièce: la chemise bleu intense de la vieille dame étendue sur plusieurs
oreillers. Par la fenêtre ouverte, la jeune femme peut voir le ciel au delà des
feuilles et des branches de l’amandier. L’arbre emplit tout le cadre. Une fin
d’après-midi, en septembre. La saison des fruits. Les coques duveteuses, d’un
vert tendre, se détachent sur les bouquets de feuilles brillantes.
Liatt garde toujours les yeux fermés. Sa voix reprend le cours de
ses pensées comme si elle ne s’était pas interrompue.
“Une après-midi d’été, nous marchions entre la touffeur de l'air
et la fraîcheur de l'eau. Todd musait un ancien
refrain, venu droit de l'enfance, quand tout semble encore possible, quand on peut encore être triste et gai à la fois,
quand on ne doit pas choisir. Il était
plein d'entrain. Nous avons croisé un vieux cheval qui nous regardait d'un air tranquille en pensant à
autre chose. Nous n'avons rien dit pendant longtemps. J'entendais les pas de Todd, réguliers,
assourdis par la terre. Le silence nous enveloppait dans une même étreinte, il
s'agrandissait, confortable. C'est son empreinte qui reste là, à faire des
ronds dans mes souvenirs. “
Les deux femmes ne sont pas seules dans la maison. Dans une autre
pièce, un piano se souvient de Mozart, avec douceur et vivacité en même temps.
Les yeux de la vieille dame s’ouvrent, bruns foncés. “Les yeux, comme les
coeurs amoureux, gardent la couleur de leur jeunesse.”, se dit la jeune
garde-malade.
Une veine de souvenirs conduit à une autre et la vieille dame
continue de parler. “Elle parle pour elle-même ou pour moi?” se demande la
jeune femme.
“Le printemps s’achevait. Mon coeur frémissait comme mille jeunes
feuilles bruissent dans le soleil. Todd se
tenait sous un vieil olivier et s’appuyait sur le tronc. Mille
soleils brillants dans ses cheveux me faisait rester là, immobile, à contempler
l’arbre, m’abriter dans son ombre, me
tenir contre lui, respirer son odeur, caresser ses rides, égratigner ma joue à
son vêtement rêche et me dissoudre un moment entre ses bras.
Mon coeur battait vite, il tapait du pied, il dansait, soutenu par
la voix de Todd qui chantait des paroles que je ne comprenais pas. Mon coeur était
vert et s’enrageait un peu. Il voulait comprendre, puis s’abandonnait. Le vent musait
plus fort.
Je me souviens de la couleur de l’herbe, du bourdonnement des
abeilles, du parfum des pins tout proches et du trou de soleil au dessus de ma
tête.”
A présent, Liatt regarde sa jeune compagne dans les yeux.
“Le bonheur avec Todd, par instant, c’était trop. Trop de bonheur.
Un bonheur à faire grincer la peau sous les caresses. Le désir de Todd, c’était
le sel de la terre.”
Tant de désir avait surpris Liatt, son corps parlait pour elle, la
devançait souvent, savait mieux qu'elle. Elle découvrait ce corps nouveau, il
sortait de l'obscurité, il avait donc été là, caché, toutes ces années,
habitant secret de sa peau, de son ventre, de ses lèvres. La voix de Todd et
ses mains l'avaient appelé dehors, ce corps inconnu, et il était sorti de sa
cachette sans timidité, il n'avait même pas dû s'habituer à la lumière. Elle,
elle était un peu perdue, mais son corps, c'était comme s'il connaissait Todd
depuis toujours. Le corps d'une princesse de l'ombre, qui avait jailli d’elle,
cet été là.”
Liatt se souvient de cette saison, chaque détail se peint dans sa
mémoire de vieille femme et elle se remet à parler.
“Il faisait très chaud. Chaque mouvement me mettait en nage. Nous
nous sommes assis près de l'étang. Je me suis déshabillée et je me suis glissée
dans l'eau fraîche. Todd était assis au bord, les jambes ballantes, de l'eau
jusqu'aux genoux.
-Todd, c'était son nom d'amour, son nom secret. C'était le nom qui
était dans ma bouche comme le jus d'une pêche quand je rêvais de lui. Je
reconnaissais le goût de ses lèvres, je percevais la musique de mon coeur qui hésitait,
je sentais mon ventre qui chavirait, j’entendais le petit cri du bas qui
l'appellait et puis mes hanches basculaient doucement du désir de lui, Todd.-
Todd restait immobile et je nageais avec les hirondelles qui passaient
au dessus de ma tête. Elles effleuraient parfois l'eau de leur bec pour boire,
certaines y plongeaient le ventre
très rapidement mais aucune n'interrompait sa danse au dessus de l'étang.
Moi, je sentais l'eau sur ma peau, à chaque instant sa température
changeait. Certains endroits étaient
remplis du soleil de la journée.
Croiser ces zones chaudes me rappellait ce que j' éprouvais quand
j’étais petite: je faisais pipi dans l'eau du bain, un petit nuage
délicieusement tiède me sortait du
corps. J'avais honte et plaisir en même temps.
Je flottais voluptueusement sur le dos, entre le ciel et la terre.
D'autres zones d'eau étaient fraîches, presque glacées. Mon pied gauche baignait
dans l’eau chaude et ma jambe frissonnait.
-Dans mon corps aussi des plages de chaleurs différentes se côtoient.
Quand je touche ma peau, parfois, je le sens. Tout à coup, une zone est fraîche
à côté d'une autre presque moite. Je pourrais dessiner la carte climatique de
ma géographie intérieure. Mes organes sont comme les planètes du système
solaire, certaines glacées et d'autres en fusion. -
Je me suis retournée en me laissant aller dans l’eau et je me suis
remise à nager sur le ventre.
....Oh! Une hirondelle! elle est bien téméraire, elle a bu à moins
d'un mètre de moi!
Mon pied a touché la
vase, mon genou l’a frôlée, je me suis redressée et l'eau m'arrivait à la
taille, je m'enfonçais jusqu'aux mollets. La vase était douce. Je sentais sa
caresse délicieuse, très tendre sur ma peau. Je marchais lentement,
je la sentais couler doucement entre mes orteils et le temps changeait de
rythme.
Soudain, ce moment merveilleux s’est interrompu: mon pied droit a
heurté un caillou pointu, j’ai
levé les yeux et j’ai aperçu le regard de Todd. J’ai compris qu'il n'avait pas
cessé de me regarder depuis tout à l'heure et j’ai senti que je rougissais.
Même à cette distance, je pouvais voir la tendresse et le désir mélangés dans
ses yeux. Ils avaient la couleur de l'étang, précisément. “
La lumière est plus sourde. La jeune femme est troublée. Elle est
assise tout près de la vieille femme qu’elle veille. L’émotion la fait respirer
plus vivement, son visage est tendu vers Liatt qui a refermé les yeux. Un
oiseau ponctue le silence. Liatt reprend son récit, les yeux presque clos. Il
faut tendre l’oreille pour l’entendre.
« Parfois, nous ne pouvions nous voir pendant
des semaines. Je me réveillais en imaginant Todd mort, je ne sentais rien,
presque plus rien. Il devenait un étranger, je devenais blanche. Je détestais
ces jours mornes, ce cœur plat, cette absence grise, celle que j'imagine soviétique,
une absence dans un pays où personne n'est vivant. Existait-il réellement cet
homme que je désirais tant ? Est-ce que je n’avais pas seulement donné vie
à mes rêves ? Ou, si je le croisais à nouveau, est-ce qu’il allait être le
même, cet amant si chéri ou était-il devenu un autre, comme tous les autres?
Mon désir à moi, était-il mort ou perdu ? Que devais-je faire pour le retrouver,
ce désir qui me réjouissait tant ? Fallait-il l’attendre sans trop
l’espérer pour ne pas l’effrayer? Le désir est timide quand il s’est
égaré. Et puis, la vie changeait de saison, Todd réapparaissait et j’oubliais
que le monde avait perdu ses couleurs pendant un moment.»
Tout à coup, la vieille femme s’adresse à sa jeune
compagne comme si elle la découvrait :
« Tu sais, du temps de Todd, mon nom c’était
Liatt. »
La jeune femme surprise, sourit : «
C’est joli Liatt, très joli. » Elle regarde Liatt avec tendresse. Les cheveux gris, coupés très
courts, le front dégagé, l’arc des sourcils dessiné d’un trait encore sombre,
la bouche restée pulpeuse malgré l’âge, et plus bas que la tache bleue de la
chemise, les mains petites, carrées, aux ongles plats et roses, posées sur le
drap.
“Nous avions un jeu, Todd et moi, reprit la vieille dame. Quand je
le retrouvais, je prenais sa main. Je
fermais les yeux. Je promenais le bout de son pouce sur ma bouche. Je sentais
sur mes lèvres les petites griffes que je ne verrais pas si j'avais les yeux
ouverts.
Todd, aujourd’hui encore, si je ne bouge plus, je perçois ta chaleur, petit chemin au dessus du
précipice entre toi et moi. Une caravane circule tout au long des sillons des
lignes de ton pouce, une partie du chargement tombe dans les failles et puis le
reste du convoi arrive jusqu'à ma bouche et ta chaleur se mélange à la mienne.
J'ouvre les yeux, je vois le labyrinthe barré de cicatrices. Je voyage depuis
le bord, je franchis des précipices, je m'accroche, je tremble dans les
tournants, de plus en plus serrés et j'arrive chez toi, Todd.
Je suis près de toi, de tes yeux, de leur lumière, si proche de
toi, que je ne peux voir qu’un seul oeil à la fois, un oeil de joyeux cyclope
amoureux. Je suis près de ton coeur, il est partout: dans tes mains, dans tes
yeux, dans ton sexe. Je suis tout près de
ton souffle: il saute la barrière de ma peau et court dans mon sang. Je suis moi et pleine de toi.”
Le sourire sur le visage de Liatt prend toute la place, jusqu’aux
yeux fermés au dessus des pommettes remontées par la joie. De petites rides tapissent
les joues, d’autres plus profondes et plus anciennes prolongent les
fentes rieuses des yeux et ce visage de très vieille femme a un air d’enfant qui
savoure un cuberdon: la pâte tendre au goût de fruit s’échappe lentement de
l’enveloppe croquante, se mélange à la salive, emplit la bouche jusqu’aux
joues, le parfum devient plus puissant encore et laisse en s’écoulant dans la
gorge un souvenir si tendre.
Le soir est tombé maintenant et la jeune novice se lève pour
allumer la petite lampe près du lit. Elle s’approche et se penche. Son coeur s’effraye.
Soeur Marie ne respire plus.
Soeur Marie n’est plus là.
Il ne reste que le sourire de Liatt sur le vieux visage détendu.