dimanche 11 décembre 2022

Coup de foudre

 


Tous les jours en quittant mon boulot, j’achète un pain. En allant chez le boulanger, je passe devant la boutique d’OXFAM, celle des livres d’occasion. Ils sont étalés dans la vitrine, sur deux ou trois lignes, sans distinction de genres. Il y a seulement une rangée plus chère, celle qui est la plus proche du trottoir, pour les livres brochés. Ce ne sont pas nécessairement les oeuvres d’auteurs célèbres. Cela peut être «  Comment venir à bout des taches tenaces? » ou bien «  Coeur brisé à vendre ». Il m’a  semblé que c’est seulement la taille du livre et l’état de la jaquette qui déterminent le prix. 

La boutique est tenue par des dames d’oeuvres, grisonnantes, qui notent au crayon, sur un petit carnet, ce que vous achetez et le montant modeste que vous leur donnez, de préférence en piécettes. 


Quelques maisons plus loin, il y a une « vraie » librairie. Un de ces lieux adorables où de belles personnes des deux sexes peuvent vous conseiller quand vous entrez en disant: «  Je dois acheter un livre pour mon cousin. Il a 55 ans, il est archéologue, sourd et veuf. Vous avez une idée? » Moi, si quelqu’un me pose cette question, instantanément, j’ai le cerveau atone, blanc. Mon esprit se fige, je ne pourrais même plus réciter la table de neuf, ni même celle de quatre. Eux, c’est différent. Ils ont lu les trois-quart des livres exposés. Quasi sur chaque pile de livres, il y a une fiche blanche couverte de commentaires qui suscite souvent l'envie de lire.

Sans hésiter, ils me guident vers un ou deux romans en m’expliquant pourquoi ils pourraient intéresser mon cousin. 


Un jeudi, le 20 janvier, la vitrine d’OXFAM a changé. Sur un joli tissu orange, dix ouvrages sont exposés aux regards des passants, chacun accompagné d’un bristol plié en deux. L’angle de 45 degrés permet de lire aisément la note écrite à l’encre verte. Je compte sept romans, deux essais et un recueil de nouvelles. 

Je reste figé comme un épagneul à l’arrêt. La vitrine est un paysage lumineux. La couleur émeraude de l’encre résonne joyeusement sur le fond orangé qui vibre doucement. Les livres sont en vacances et rayonnent. Je lis les dix observations écrites sur les bristols. C’est fin, vif, primesautier. L’écriture est bondissante, pleine d’arrondis sympathiques. Je repars étonné et joyeux.


Les jours suivants, je fais un clin d’oeil aux livres et aux bristols, en ralentissant, mais sans m’arrêter.

Le 1er février, je suis surpris: la vitrine abrite d’autres livres, posés sur un fond bleu très pâle. Les bristols sont couverts de la même écriture énergique. L’encre est bleu turquoise. Je suis quasi certain de reconnaître l’encre Parker que j’utilisais lorsque j’avais vingt ans. Cette originalité me distinguait des autres jeunes hommes que je fréquentais et j’étais persuadé qu’elle attirait l’attention des jeunes femmes que nous convoitions tous. 

( En réalité, je n’ai aucune preuve que ce stratagème ait vraiment fonctionné. Mon parcours de séducteur a toujours été semé d’embûches quasi insurmontables. Malgré mes efforts délicats, les femmes font peu attention à moi et j’en suis venu, à cinquante-neuf ans, à renoncer à mes rêves romantiques. Je me contente de brèves rencontres  régulièrement réparties sur les mois de l’année, avec un pic en juin. Mon anniversaire tombe en juillet. En juin, je panique à l’idée d’avoir un an de plus et je mets les bouchées doubles. C’est mon parcours de santé.)

Toutes ces réminiscences me font stationner longuement devant la boutique d’OXFAM. Enfin j'aperçois une silhouette de profil, assise devant une table. Cheveux ramenés derrière la tête par une pince crocodile, elle écrit sur ce que je devine être un bristol qui va finir sa vie dans le prochain étalage. Je ne peux, à cette distance et gêné par le contre-jour, observer ses traits, mais je suis certain qu’elle est belle. 

Je perds  la notion du temps pendant un bon moment parce que lorsque j’arrive à la boulangerie, c’est l’heure de la fermeture. 


Chaque jour, ensuite, je tente d’apercevoir ma belle libraire d’occasion. Elle est présente le lundi et le jeudi. Que fait-elle les autres jours? Est ce qu’elle est professeur de français, ou de latin? Patineuse sur glace? - c’est son joli chignon qui m’inspire cette idée-. Peut-être travaille-t-elle dans une agence de voyages? Elle organise des périples étranges au fond de grottes sous-marines d’un bleu pâle phosphorescent, ou elle propose l’escalade de volcans éteints dont le cratère était rempli d’une eau turquoise, ou elle envoye ses clients à travers des déserts oranges et des oasis vertes qui font plisser les yeux… 

Mes nuits sont peuplées de sa silhouette en ombre chinoise et je brûle de connaître la couleur de ses yeux et de ses cheveux.


Le 10 février, un lundi, plus rien n’est pareil. La vitrine a perdu ses couleurs. Un tissu blanc recouvre tout. Il n’y a qu’un seul livre: « L’amant parfait est un inconnu… ou presque! » de Camilla Simon. 

Je suis intensément troublé. « Ma » libraire est-elle volage? Elle envoye des messages à peine codés à d’autres hommes. J’hésite entre la fuite et l’affrontement direct. La première option me ramène vingt ans en arrière et la seconde me laisse sans voix. Que lui dire? Entrer tout de go sans la saluer et affirmer: « Je ne savais pas que vous aviez des amants. » ou «  J’ignorais que l’amant parfait existât. » (subjonctif, je crois) ? Débuts de conversation très peu prometteurs d’avenir radieux, il est vrai. 

Je jette un coup d’oeil à l’intérieur, je ne la vois pas, il n’y a personne. J’ose enfin pousser la porte mais elle est fermée. Je passe alors trois nuits et deux jours infâmes. 

Des nuits remplies de rêves troubles, d’orgies dans des clubs d’échangistes et des jours peuplés de ruminations: mon cruel destin m’empêche de tomber amoureux d’une femme qui enfin me regarderait tendrement et aimerait l’homme que je suis. (même s’il est comptable, profession peu romantique, je l’avoue.)


Le jeudi 14 février arrive enfin. La journée est longue et difficile. Je dois achever le bilan de l’année passée- je suis déjà en retard-, mon patron me harcèle, je suis incapable de me concentrer lorsqu’il relève des points obscurs dans mes écritures, je surveille l’horloge qui a perdu tout sens du rythme. Le bilan foireux m’empêche de prendre un demi jour de congé et de filer plus tôt. Je croise et décroise les jambes, je martyrise mon stylo, ma souris devient folle, sa flèche saute sans aucune raison d’une colonne à l’autre des tableaux comptables, je me lève toutes les demi heure pour boire un café, mon foie et ma vessie protestent, je donnerais tout l’héritage de ma grand-mère adorée pour quitter le bureau, courir chez OXFAM et enfin rencontrer ma libraire, ….ou ne pas oser la rencontrer. 

Quand j’arrive devant sa porte, je ne réfléchis pas, j’entre en coup de vent, je la bouscule presque sans la voir. Et j’entends sa voix. 

lundi 5 décembre 2022

Trottinons

  Hypothèse- très partielle- qui concerne la majorité des conducteurs et conductrices de trottinettes électriques publiques à Namur: leur fonctionnement cérébral ayant trait à l’espace est infiniment plus créatif que celui des cyclistes et piétons ordinaires dont je fais partie. Je ne sais si l’hypothèse est transposable dans d’autres lieux. A vérifier. 


Une citoyenne lambda ou un citoyen de même type gare son vélo ou sa trottinette parallèlement à la façade, le plus près possible du mur pour ne pas encombrer le trottoir. S’il y a des arceaux auxquels arrimer son engin, elle ou il va les utiliser dans un but de protection de son bien contre le vol. Choix répété et parfaitement banal. 


Les utilisateurs et utilisatrices ( je n’ai fait aucune étude de genre les concernant) de trottinettes publiques sont plus créatifs, et de loin. 


Exceptionnellement, s’ils ou elles abandonnent leur engin parallèlement aux façades, c’est au milieu du trottoir déjà exigu, de sorte que la personne manoeuvrant une poussette avec enfant ou celle utilisant un rolator, devra faire un détour parfois dangereux, qui aiguisera et son attention mentale et son agilité physique. 


Cependant, le plus souvent les conducteurs et les conductrices dont je parle ici parquent leur véhicule  perpendiculairement aux façades. Ou en face d’une porte, parfois même en face d’une porte de magasin ou de gare. De nouveau, une sorte de parcours «  d’agility » pour humains semi sédentaires. La preuve d’un dévouement à la santé publique. 


A certains endroits mystérieusement choisis, semble se manifester un instinct grégaire : les conducteurs rassemblent les trottinettes en une masse désordonnée: elles forment toutes un angle variable avec le mur de façade dont elles sont proches. Si d’aventure et à grand peine- elles sont lourdes les bestioles- , vous êtes obligé d’en déplacer une pour vous faire un passage, vous  renversez immanquablement tout le tas…


Certaines et certains conducteurs choisissent des endroits moins fréquentés comme des places de parking interdites. Ou au contraire des lieux plus tentants pour d’autres usagers comme les arceaux pour vélo…Mais les cyclistes voudraient s’en réserver l’accès pour protéger leur bien. Les trottinettes publiques sont publiques…


Les autorités qui réglementent pourtant de plus en plus fréquemment l’usage de nos libertés semblent ne pas vouloir brider un tel potentiel d’innovations: il s’agit de mobilité multi-modale et c’est l’avenir…( courrier du cabinet de l’échevine namuroise de la mobilité) 


Une telle créativité hors du commun mériterait d’être analysée par une équipe de spécialistes des neuro-sciences: la majorité de ces conducteurs pourraient peut-être devenir des héros nationaux nous sauvant des périls si variés qui menacent actuellement notre espèce. 


En attendant que cette étude se fasse et que notre avenir s’éclaire grâce à eux, j’aimerais demander aux conducteurs  et conductrices de trottinettes publiques d’exercer leur incroyable imagination logistique dans un domaine moins banal que celui de la circulation quotidienne des piétons et des cyclistes. Ne gaspillez pas vos dons!