Encore un quart d’heure avant d‘entrer en scène. J’aurais dû prendre un livre. Parce que sans cela, je vais penser trop. Je crois que je pense trop. Au début, je n’aimais pas cette pièce. Je l’ai dit à Julien mais Julien, il a son idée et quand il demande notre avis, c’est pour la forme. Il nous en parle quand il a déjà lu cinq fois la pièce, imaginé la mise en scène, choisi qui sera qui… Il dit « Qu’est-ce que vous en pensez? » Mais j’entends bien qu’il se fout pas mal de la réponse. Je ne suis pas rentrée dans le rôle facilement. Une prostituée sympa. Faudrait pas verser dans le style « pretty woman »…Je déteste les clichés, j’aime les nuances et c’est pas facile dans ce rôle là. Je crois que je pense trop.
Je me demande si Jean-François viendra regarder la pièce. Hier soir au téléphone, il a dit qu’il essayerait de venir. Essayer de venir, c’est pas une décision. Si tu dis à ta vieille maman « Je vais essayer de passer cette semaine », elle ne répond pas et tu vois bien que son visage se fige un peu. Elle attend que tu dises « Je peux passer mercredi soir vers 18 heures, est-ce que cela va pour toi? ». Essayer de venir, c’est une réponse d’anguille. Sur Meetic, je rencontre surtout des anguilles. Des bernard-l’hermite aussi, qui n’osent pas. Ou des crabes qui n’ont plus qu’une pince, ou des pattes qui manquent.
Je pense trop, comme toujours.
J’aurais bien aimé que Bon-Papa soit encore vivant. Il avait fait du théâtre amateur et il avait gagné deux concours d’éloquence. Il venait me voir chaque fois qu’il pouvait, même quand j’étais marionnettiste. Le lendemain, je recevais un mail. Il m’écrivait ce qu’il avait apprécié dans mon interprétation, c’était précis et nuancé. Il me manque. J’aurais dû le voir plus souvent. Il était casanier Bon-Papa. Mais si je l’avais invité à manger un midi, il serait venu. Il n’a jamais vu mon appartement.
Je crois que je pense trop, vraiment.
Il pleut beaucoup. Je ne peux même pas profiter de ma terrasse ce printemps. Dans 15 jours les représentations se terminent. Je partirais bien une semaine. En train. Vers Avignon. Et puis, le bus, vers Uzès. C’est idiot: en France il n’y a plus que les grandes lignes . Pour en sortir, il faut prendre un bus, ça m’énerve. Je préfère le train. Plus de place, on peut bouger. Et le rythme est apaisant. Tandis que le bus, qui essaye de dépasser les camions ( et de nouveau, essayer n’est pas réussir), ça me stresse. Je suis sûre qu’il y a plus d’accidents de bus que de train.
Je pense trop.
Il est quelle heure? Je n’ai pas encore entendu la sonnerie.Est-ce que Sylvie viendra? Si elle arrive à sortir de son canapé. Sylvie c’est pas une anguille, c’est une moule. Elle est jolie, grande, sexy mais elle ne fout rien. Presque rien pour être honnête. Des sculptures assez moches qu’elle ne vend pas. Elle a aussi été au conservatoire, c’est là que je l’ai rencontrée. Mais après il faut bosser. Accepter des petits rôles, dans des salles minuscules. T’es pas tout de suite une star. Souvent, t’es même jamais une star. Mais si tu vis, que tu manges, que tu joues dans une troupe dans laquelle tu ris de temps en temps, que tu décroches une fois sur deux un rôle qui te plaît, c’est chouette.
Je pense trop, je sais bien.
C’est la première ce soir. Et c’est la première fois que je joue une prostituée. Il y aura certainement un ou deux critiques dans la salle. Julien en invite toujours. Cette fois-ci je les lirai parce que j’ai le rôle principal. C’est la première fois aussi. J’ai imaginé quel genre de prostituée je serais si j’avais fait ce métier. J’aurais géré moi-même c’est sûr. Je veux bien apprendre quelques ficelles mais je veux être indépendante.
Et je veux être moi. Même si je pense trop. ( une prostituée qui pense trop, c’est peut-être un handicap pour être tranquille dans cette profession…)
Les autres quarts d’heure avant d’entrer en scène ne m’ont jamais paru aussi longs. C’est vrai que parfois le temps s’étire beaucoup. Les études de droit que j’ai faites avant le conservatoire pour faire plaisir à papa par exemple. C’était diablement long. Les candi passe encore. Mais la suite, rien que du droit, c’était barbant. Le pompon c’était le droit administratif. En Belgique nous sommes les champions de la complexité administrative. Et les rois des compromis. Traduire un compromis en une règle de droit c’est le génie belge!. Moi, je préfère le génie français des intrigues amoureuses. C’est plus marrant.
Maintenant, je pense trop et en plus, rien d’original, que des lieux communs…Je fatigue.
Quel bordel ici dans les coulisses. Si je ne fais pas attention, je vais trébucher et me fouler une cheville avant d’entrer en scène. Papa disait « l’ordre est le plaisir de la raison, le désordre, le délice de l’imagination. » C’est vrai qu’ici tu peux imaginer une histoire rocambolesque sans t’épuiser. Tu n’as pas besoin des trucs des ateliers d’écriture pour te stimuler, tout est là devant tes yeux. Tu dois juste deserrer le frein et tu es partie pour écrire quelques heures.
Ce serait chouette à dessiner aussi tout ce fatras. Faudrait inviter les Urban Sketchers du coin, ils seraient enthousiastes .
Je pense trop! Penser à papa me rappelle mes erreurs de jeunesse.
Une des plus graves, c’est d’avoir étudié le droit bien sûr. Cela m’a peut-être un peu organisé la pensée mais c’est un bénéfice très maigre et pas très utile maintenant.
Une autre gaffe, c’est d’avoir refusé d’aller aux Etats-Unis après ma rhéto. Sous prétexte que j’allais perdre mes copines qui auraient un an d’avance sur moi. Je les ai toutes perdues. Elles étudiaient l’histoire, le grec, le latin, l’économie, je ne les ai plus vues et moi, j’ai continué à mal parler anglais.
En début d’humanités, en 5 ème je crois, ( on comptait à l’envers, nous) j’ai imité la signature de papa sur un bulletin. J’ai été punie à l’école mais pas à la maison, pas de double peine. Papa a dit « C’est pas très bien imité, tu devrais t’exercer. » C’est tout. Tout de même, je ne l’ai pas fait deux fois.
Ah voilà Julien. Je ne veux pas qu’il me parle. Il va me dire « T’en fais pas ma belle, ça va aller! » Il ne dit jamais rien d’autre avant le spectacle. S’il le dit encore une fois, je jure de me venger.
J’y ai déjà pensé. J’ai trouvé mon tiercé gagnant.
-J’arracherai les pages du dernier chapitre du livre qu’il lit. Si c’est une pièce qu’il nous destine, bingo!
-Je demanderai à Mamadou, mon voisin de pallier, qui est nigérien, de lui jeter un sort. Un bien méchant dont il ne pourra pas se débarrasser. De préférence un sort qui inhibera sa libido. Cela lui fera du repos. Et c’est la spécialité de Mamadou.
- Après les répétitions, Julien rentre chez lui en train. Il n’écoute jamais les nouvelles. Je ne lui dirai pas si les trains sont en grève.Et il y a des épidémies de grèves ces derniers temps.
Bon maintenant, je n’en peux plus. Julien a viré le régisseur ou quoi?