lundi 5 août 2024

Petite cavale et plaisirs minuscules

 31 octobre, veille de congé.« Ma mère dansait toute la nuit et celle de Roberta était malade. » (1)

Roberta et moi nous avions aussi deux pères absents qui vagabondaient entre les flics et les revendeurs de cocaïne du port d’Anvers. On a filé en douce de l’internat, sans claquer la porte, personne ne viendrait nous chercher… 

Il faisait froid, le ciel nous tombait sur les épaules, j’avais oublié mes gants, Roberta avait mal aux dents. -Roberta mange des tonnes de caramels anglais aux couleurs criardes que seuls les insulaires peuvent supporter. Son père lui en envoie régulièrement. Je ne connais rien qui colle plus aux dents que ces trucs là. Les jeunes dentistes devraient en déposer un pot dans les bibliothèques communales. Et l’approvisionner. -

Notre but était la gare, pour prendre un train vers Blankenberg. 

J’y avais été petite. Je n’en avais aucun souvenir mais j’avais une photo de moi, avec un fichu rouge à pois blancs, assise à coté d’un énorme tas de sable. Ma mère disait que c’était mon père qui l’avait fait pour moi. J’avais un peu de mal à la croire. Il n’était pas sur la photo mon père. Mais elle non plus.

Je ne sais pas pourquoi Roberta avait accepté cette destination sans protester. Elle est rarement d’accord avec mes propositions. 


L’aventure avait bien démarré. Nous avions assez d’argent pour prendre le train et il est arrivé à l’heure. Il faisait bien chaud dans le wagon où nous nous sommes installées. A peine assises, une dame aux cheveux gris nous a offert deux gaufres et de la tisane. Son grand thermos vert était décoré de fleurs. Le bouchon de liège était encapuchonné de métal argenté.La tisane avait un goût de Noël au coin du feu. Roberta a oublié son mal aux dents. Moi j’étais aux anges.

Dans notre wagon, après avoir bu notre tisane, nous avons découvert un autre voyageur. Un monsieur qui aurait pu être notre grand-père. 

Enfin, c’est une supposition parce que ni Roberta ni moi n’avons connu nos grands-pères. Nous nous racontions le soir, au pensionnat, les légendes familiales transmises par nos mères à leur sujet.Ces quatre grands-pères mythiques nourrissaient notre imagination. Roberta les dessinait dans son carnet. Elle les dotait de costumes fantasques qui soulignaient leur audace. Elle aimait particulièrement les vêtir en pirate ou en explorateur. Eux aussi n’avaient pas été souvent à la maison. Une généalogie d’absents téméraires et frondeurs. 

Ce vieux monsieur devait venir de loin. Devant lui, sur la tablette accrochée sous la fenêtre, il avait déposé un grand plateau sur lequel un puzzle était déjà réalisé aux trois-quart. Les pièces restantes étaient éparpillées sur la surface libre, les rebords du plateau les empêchaient de tomber lors d’un arrêt trop brusque. Il y avait un blanc au milieu de la partie déjà réalisée. Notre compagnon de voyage ne bougeait pas. Son regard était fixé sur les pièces qui n’avaient pas trouvé leur place. Soudain, je vis son visage s’animer, sa main gauche prendre une pièce et la poser dans le vide qui l’attendait. Il a relevé la tête pour la première fois depuis notre entrée dans le wagon et il nous a souri. 


J’ai imaginé illico que cette scène était de bon augure: nous allions trouver un endroit pour loger!

Trouver une pièce de puzzle que l’on cherche depuis longtemps est certainement un présage aussi positif que ce que les romains pouvaient lire dans les entrailles de poulet…et moins dégoûtant! 

Mon idée la plus réaliste pour passer cette nuit au sec et peut-être au chaud était de squatter un petit voilier dans le port de plaisance de Blankenberg. A cette saison, les propriétaires ne les utilisent pas. 


Après avoir salué nos anges gardiens, à la sortie de la gare de Blankenberg, nous nous sommes arrêtées au bord d’un entrelacs gigantesque: pistes cyclables, routes, rails de tram, un méli-mélo aussi embrouillé que mes pensées. Où était le port de plaisance? La nuit tombait. Il nous fallait absolument dormir. Dormir pour calmer nos deux âmes inquiètes qui commençaient à brailler: je les entendais clairement en regardant les yeux de Roberta s’agrandir dans la pénombre.

Une voix troubla mes ruminations. J’ai baissé les yeux et j’ai découvert, à un mètre cinquante de notre duo menacé par la défaite, un nain, en short bleu marine. Il portait un pull à rayures et une casquette de marin. Il a dit : » Hebben jullie iets nodig? » L’internat wallon laisse à désirer pour les autres langues. Le nain souriait. J’ai répondu en français : «  Nous cherchons le port de plaisance,  les voiliers. » Silence. J’ai eu un flash et j’ai dit « parking zeilboot » . Il a tendu la main en disant «  Baraka », nous on a dit « Roberta «  et « Victoria » à tout hasard. Il a fait un signe avec l’index gauche pointé, il s’est tourné vers nous et il a démarré d’un pas allègre. J’ai pensé au vieux qui avait trouvé sa pièce de puzzle et j’ai dit à Roberta: « Viens, on y va. »


Je ne me souviens plus du trajet. Je me rappelle seulement avoir remarqué que les pavés étaient différents, dans plusieurs tons de gris, sous la lumière des réverbères, et que les plaques d’égout étaient très banales. Toute mon attention était fixée sur le nain qui filait à bonne allure. Il faisait de plus en plus noir. J’ai entendu un bruit de vaguelettes, le grincement des cordes d’amarrage, les claquements de celles qui hissent les voiles. J’ai reconnu l’odeur de l’eau du port, sa fraîcheur dans l’air que nous respirions. Le bruit de nos pas était différent. Nous avancions sur une coursive en bois. Son balancement suivait le rythme de notre marche. Le nain nous a indiqué du doigt un petit voilier du nom d’Ulysse. Il nous a fait signe d’y monter. Sur le pont, tout près d’un t as de toiles épaisses, pendait un large hamac. J’ai pensé: « Nous pourrions dormir là toutes les deux. Je ne savais pas que les nains avaient des prédispositions pour la télépathie et la solidarité . J’ai lu quelque part «  Toute personne qui tombe a des ailes » (2) Ce nain est un ange! Pourtant, c’est nous qui allions tomber. »

Le nain a profité de ce moment d’introspection pour disparaître. C’est facile pour un nain discret et modeste.


Roberta et moi on a soulevé une toile, on l’a pliée en deux, on l’a traînée jusqu’au hamac, on a grimpé dedans, on a tangué pas mal et cela s’est bien terminé. Sous la toile, nous avions chaud. Nous baignions dans son odeur: un mélange de poussière, de sel et de souvenir de soleil. Les cheveux de Roberta me chatouillaient la joue gauche, il n’y avait pas d’étoiles, j’ai décidé de ne pas craindre la pluie. J’aurais voulu faire le point avec mon amie sur nos forces, nos inquiétudes et notre avenir mais elle dormait déjà. J’ai sombré. Je ne me souviens pas d’avoir rêvé. 


Le lendemain, c’était un dimanche. Un double dimanche puisque c’était le 1er novembre. Depuis toujours Roberta et moi, nous aimons les dimanches. A nous deux, dans l’internat déserté, un monde nouveau s’ouvrait, comme celui d’Harry Potter dans la faille entre les quais 9 et 10 de la gare de King Cross. L’internat, ses règles menaçantes pour nos imaginations, sa langue pauvre et rêche, nous donnait de l’asthme, nous coupait les ailes. Chaque dimanche, nous avons refait le plein de forces invaincues, nous avons soigné nos genoux écorchés par l’amertume, nous avons vogué fièrement sur des océans de rêves. Nous voulions rencontrer des princes charmants, bien plus chanceux que nous, qui auraient des parents heureux et riches, qui nous entraîneraient dans leurs familles pleines d’aventures joyeuses et de projets palpitants. Roberta s’inscrirait à La Cambre et moi j’aurais déjà gagné le troisième prix d’un concours de nouvelles. On courrait  vers une vie qui nous ressemblerait plus. 

Et la vie, ce dimanche matin, elle ressemblait à quoi?


Il fallait quitter le port de plaisance avant l’arrivée possible d’un gardien ou d’un propriétaire de voiliers. Nos ventres gargouillaient. Nous avons rangé la toile, compté nos sous. J’ai refait la tresse de Roberta pour qu’on puisse entrer dans une boulangerie sans que la patronne appelle les flics. Il y avait un brin de soleil. Nous avons projeté de prendre un petit déjeuner face à la mer et de décider de notre avenir le ventre plein. 



(1) première phrase de "Récitatif" de Toni Morrison

(2) moi je me souviens seulement de l'auteur: Ingeborg Bachmann


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