lundi 25 novembre 2024

Une mission essentielle

Pendant cinq jours d’automne, j’ai été l’hôte d’un lieu d’exception, entouré de prairies et de bois. Ma mission était de veiller au bien-être des deux souverains qui régnaient sur ce domaine. Ils y vivaient comme des rois domestiques -au sens premier du terme, habitant la vaste domus- chacun à leur étage. Ils ne sortaient jamais. J’ignore ce qu’ils connaissaient de la vie au dehors, s’ils avaient des souvenirs de vent, de pluie, d’arbres et d’animaux farouches. Ils ne guettaient pas souvent ce qui se faufilait dans le paysage, de l’autre côté des vitres mouillées de pluie.

                         

La vieille dame du bas était aveugle et avait perdu presque toutes ses dents. Elle occupait une partie du rez-de-chaussée, un coin très cosy. L’écrin d’une dame qui avait eu ses heures de gloire. Maintenant, elle restait pelotonnée dans ses coussins, les yeux fermés, suzeraine distante d’un royaume rétréci. La salle bain surtout semblait sortir d’un magazine adoré par ma mère, « Arts et Décoration », illustré de photos d’intérieurs qui ne correspondaient pas du tout au nôtre. ( Je me suis souvent interrogée au sujet de cette collection: une compilation de rêves de mère de famille nombreuse sans grands moyens? une tentative d’évasion? )

L’éclairage subtil de cette somptueuse salle de bain me laissait découvrir un havre de pierres dorées, douces et tendres comme une crème pâtissière qui accueillerait avec égards une reine fatiguée de sa journée de représentation officielles. 

Dans la chambre attenante, des coussins de toutes tailles, dans les tons bleus, invitaient à s’asseoir sur un fauteuil ou à s’étendre sur le lit, pour rêver, faire la sieste. Dans un coin, une petite table, une chaise et une lampe suggérait que quelqu’un écrivait parfois ici. 

Quatre fois par jour, j’apportais un repas minuscule et parfaitement moulu, lisse, sans aucun grumeau, à la vieille dame  édentée. A chaque entrevue, je la saluais. Ensuite, pas un mot n’était échangé. Elle m’observait sans me voir, les yeux mi-clos, l’air infiniment digne. 


L’autre habitant des lieux, toujours habillé d’un costume noir à la George Sand, et plutôt bien en chair, logeait au bout d’une des ailes, à l’étage. J’entrais dans un autre monde. Je devais emprunter un long corridor. Des portes entrouvertes donnaient sur des chambres jadis occupées, qui avaient conservé leur décor. Dans l’entrebâillement d’autres portes, je devinais des petites salles de bains. 

Plusieurs plateaux de jeux d’échec et des coussins, posés sur les appuis de fenêtres, attendaient leurs joueurs. Quelques bureaux très étroits, couverts de papier à dessin, de crayons, de boîtes d’aquarelles, de dictionnaires, me laissaient imaginer que des poètes occupaient les lieux quand je n’y étais pas. Je mettais des pantoufles pour arpenter ce corridor, craignant de déranger l’ombre des occupants passés ou présents. 

La grande pièce où se tenait le plus souvent le maître des lieux * aiguisait ma curiosité. Mon oeil vagabondait dans un décor disparate: jeu d’échec, puzzle de 1000 pièces, dictionnaire et grammaire italienne, plantes vertes, canapé gigantesque, énorme bureau, vieux meubles sans destination évidente et une splendide selle posée sur une sorte de cheval d’arçon métallique. 

En réponse à mes prudentes questions sur son emploi du temps, il me renvoyait un sourire ou un petit bruit de bouche sympathique, presqu’une plainte légère et flutée.

A lui aussi, j’apportais quatre repas par jour. Il me remerciait en frôlant mon bras avec un sourire qui faisait frémir ses moustaches. 


Ces deux chats mystérieux ont rythmé ma vie pendant cinq jours hors du temps, au milieu des pins, des hêtres et des anciennes douves qui se déversaient dans un lac, sous un ciel gris et bas.  






* Ou la maîtresse des lieux, ce n’est jamais devenu clair pour moi .

jeudi 14 novembre 2024

Le pari.

 J'ai fait un pari stupide avec mon employé, Gaël. Je suis fleuriste. Gaël est mon assistant et mon livreur. Je ne parie jamais et j'ai bien raison. Mais ce jeune homme enthousiaste m'a fait sortir de mes habitudes. 

Mon gage de perdant, je l'exécute aujourd'hui. Cette après-midi, je dois prendre le téléphérique namurois, aller-retour et poser deux questions à un voyageur (ou à une voyageuse, bien sûr). La première question, c' est: "Quel est votre but en prenant le téléphérique?"( c'est assez banal mais c'est pour t'entraîner, a dit Gaël.) Au retour, la question est hors normes: "De quoi êtes-vous le ou la plus fière dans votre vie?". Pour oser poser cette question, je devrai, avant le retour,  boire un verre de vin blanc au café panoramique de l'esplanade. ( je sais que la vue y est magnifique parce que mon commis a insisté pour que j'y aille.)

Je déplore ce pari. Gaël est un agité. Il travaille vite et parle beaucoup. Je dois parfois lui rappeler d'être soigneux, de remettre à leur place les fleurs inutilisées dans un montage, de bien trier les ordures, de ne pas laisser sur le sol les chutes de tiges et de feuilles. Je n'arrive pas à le convaincre de se laver les mains plusieurs fois par jour. Je le lui ai suggéré pourtant. Il m'a répondu qu'il avait entendu une biologiste parler de l'immunité performante des personnes qui ne se lavaient les mains que deux fois par jour. Une émission sérieuse sur Arte. Alors j'ai décidé de lui acheter un tablier vert foncé. Il s'y essuie les mains sans les laver: les taches se voient moins sur du vert foncé... 

Quand il part, à 19 heures, après avoir nettoyé notre plan de travail et balayé, qu'il ferme la porte en lançant comme chaque jour " à demain Monsieur Detol!", j'allume la radio. J'écoute "Klara continuo": un moment de calme après le départ de mon sympathique ouragan. Ensuite je vérifie si tout est rangé: les rubans ( une place pour chaque couleur de Bolduc), les sécateurs, les ciseaux. 

Ce pari idiot, qui me vaut de visiter Namur et de poser des questions étranges dans une cabine de téléphérique alors que je quitte rarement Bruxelles et que j'ai le vertige, ce pari idiot date de la semaine dernière. Nous devions confectionner un bouquet pour le voyage de la Reine ( et de son mari) à Paris. D'ordinaire, j'assorti le bouquet à la toilette de la Reine mais cette fois, je n'avais reçu aucune instruction. Je voulais composer un bouquet rose- je crois que la Reine Mathilde porte souvent cette couleur et si c'est autre chose, du vert, du bleu, du blanc, du noir, le rose peut s'accorder. La diplomatie, c'est important dans mon métier comme dans le sien. Gaël a dit:"Non, je parie qu'elle portera un chapeau bordeaux. C'est de saison et c'est la mode cette année!" J'ai parié que non. J'ai perdu. 

Notez que moi aussi je porte des chapeaux. Des casquettes plus exactement. Que j'enfonce sur la pointe de mes oreilles. J'ai honte de mes oreilles, un peu pointues, comme celles des faunes. Je tiens cela de mon grand-père. Des oreilles de faune, cela ne va pas du tout avec mon caractère. J'aime les traditions, la    stabilité, l'ordre. Rien ne me relie à la vie des faunes, sauf mes oreilles. Une erreur génétique que je m'efforce de cacher sous des casquettes classiques en tweed ou en coton et lin selon la saison. 

Je suis très préoccupé par ce pari. Je ne peux pas me défiler. Ce n'est pas mon style. Je suis fiable et bon perdant. Je crois qu'il me faudra bien deux verres de vin blanc. Pas moins mais pas plus. 

Le trajet entre la Sambre et la citadelle n'est pas très long. Comment entrer en contact? Je pourrais inventer que je suis journaliste et que j'écris un article sur les clients du téléphérique mais je vais rougir, c'est toujours comme cela quand je mens. Que faire? 

J'observe mes clients et cela m'aide pour deviner leurs goûts. J'ai l'habitude de leur poser des questions lorsqu'ils ne savent pas quelles fleurs choisir. Je connais mon métier.  Dans ma tête, j 'ai un petit calepin qui est devenu assez volumineux avec l'expérience. Je sais ce que les dames de plus de soixante ans achètent lorsqu'elles vont prendre le thé chez une amie, ce que les jeunes amoureux en jeans troué choisissent, ce que les militaires préfèrent, ce que les maîtresses d'école reçoivent... Les deux questions de ce gamin de Gaël sont indiscrètes je trouve, surtout la seconde.  Elles me gênent vraiment beaucoup. Je ne suis pas à mon aise. J'ai peur de la réaction des gens. Je pense à une autre stratégie que le mensonge pour la première question: "quel est votre but en prenant le téléphérique?". Je pourrais simplement  dire: "J'ai perdu un pari avec mon employé- je suis fleuriste- et c'est mon gage de poser cette question:...." Cela me soulage cette idée... Je pourrais préparer deux boutonnières pour remercier les personnes, à l'aller et au retour. Avec une carte de visite. Non, sans carte, c'est mieux. La carte c'est opportuniste. 

Mais pour la deuxième question, comment faire? De quoi je suis fier moi, dans ma vie? C'est une vraie question de psy ça. Je ne vois pas du tout comment je peux arriver à la poser. Plus j'y pense, moins je vois comment faire... Ah! je me souviens d'un repas de Noël quand j'étais jeune. J'avais un oncle très sympa, oncle Jacques, une sorte d'ovni dans la famille. Il posait d'étranges questions. Qui commençaient toujours de la même façon: "Que répondrais-tu si quelqu'un d'inconnu te posait cette question: bla bla bla", et il posait sa question! J'ai chaque fois répondu. Je vais essayer cette tactique. Sinon, je devrai me jeter du téléphérique et je n'ai pas envie.