J'ai fait un pari stupide avec mon employé, Gaël. Je suis fleuriste. Gaël est mon assistant et mon livreur. Je ne parie jamais et j'ai bien raison. Mais ce jeune homme enthousiaste m'a fait sortir de mes habitudes.
Mon gage de perdant, je l'exécute aujourd'hui. Cette après-midi, je dois prendre le téléphérique namurois, aller-retour et poser deux questions à un voyageur (ou à une voyageuse, bien sûr). La première question, c' est: "Quel est votre but en prenant le téléphérique?"( c'est assez banal mais c'est pour t'entraîner, a dit Gaël.) Au retour, la question est hors normes: "De quoi êtes-vous le ou la plus fière dans votre vie?". Pour oser poser cette question, je devrai, avant le retour, boire un verre de vin blanc au café panoramique de l'esplanade. ( je sais que la vue y est magnifique parce que mon commis a insisté pour que j'y aille.)
Je déplore ce pari. Gaël est un agité. Il travaille vite et parle beaucoup. Je dois parfois lui rappeler d'être soigneux, de remettre à leur place les fleurs inutilisées dans un montage, de bien trier les ordures, de ne pas laisser sur le sol les chutes de tiges et de feuilles. Je n'arrive pas à le convaincre de se laver les mains plusieurs fois par jour. Je le lui ai suggéré pourtant. Il m'a répondu qu'il avait entendu une biologiste parler de l'immunité performante des personnes qui ne se lavaient les mains que deux fois par jour. Une émission sérieuse sur Arte. Alors j'ai décidé de lui acheter un tablier vert foncé. Il s'y essuie les mains sans les laver: les taches se voient moins sur du vert foncé...
Quand il part, à 19 heures, après avoir nettoyé notre plan de travail et balayé, lorsqu'il ferme la porte en lançant comme chaque jour " à demain Monsieur Dettol!", j'allume la radio. J'écoute "Klara continuo": un moment de calme après le départ de mon sympathique ouragan. Ensuite je vérifie si tout est rangé: les rubans ( une place pour chaque couleur de Bolduc), les sécateurs, les ciseaux.
Ce pari idiot, qui me vaut de visiter Namur et de poser des questions étranges dans une cabine de téléphérique alors que je quitte rarement Bruxelles et que j'ai le vertige, ce pari idiot date de la semaine dernière. Nous devions confectionner un bouquet pour le voyage de la Reine ( et de son mari) à Paris. D'ordinaire, j'assorti le bouquet à la toilette de la Reine mais cette fois, je n'avais reçu aucune instruction. Je voulais composer un bouquet rose- je crois que la Reine Mathilde porte souvent cette couleur et si c'est autre chose, du vert, du bleu, du blanc, du noir, le rose peut s'accorder. La diplomatie, c'est important dans mon métier comme dans le sien. Gaël a dit:"Non, je parie qu'elle portera un chapeau bordeaux. C'est de saison et c'est la mode cette année!" J'ai parié que non. J'ai perdu.
Notez que moi aussi je porte des chapeaux. Des casquettes plus exactement. Que j'enfonce sur la pointe de mes oreilles. J'ai honte de mes oreilles, un peu pointues, comme celles des faunes. Je tiens cela de mon grand-père. Des oreilles de faune, cela ne va pas du tout avec mon caractère. J'aime les traditions, la stabilité, l'ordre. Rien ne me relie à la vie des faunes sauf mes oreilles. Une erreur génétique que je m'efforce de cacher sous des casquettes classiques en tweed ou en coton et lin selon la saison.
Je suis très préoccupé par ce pari. Je ne peux pas me défiler. Ce n'est pas mon style. Je suis fiable et bon perdant. Je crois qu'il me faudra bien deux verres de vin blanc. Pas moins mais pas plus.
Le trajet entre la Sambre et la citadelle n'est pas très long. Comment entrer en contact? Je pourrais inventer que je suis journaliste et que j'écris un article sur les clients du téléphérique mais je vais rougir, c'est toujours comme cela quand je mens. Que faire? J'observe mes clients et cela m'aide pour deviner leurs goûts. J'ai l'habitude de leur poser des questions lorsqu'ils ne savent pas quelles fleurs choisir. Je connais mon métier. Dans la tête, j 'ai un petit calepin qui est devenu assez volumineux avec l'expérience. Je sais ce que les dames de plus de soixante ans achètent lorsqu'elles vont prendre le thé chez une amie, ce que les jeunes amoureux en jeans troué choisissent, ce que les militaires préfèrent, ce que les maîtresses d'école reçoivent... Les deux questions de ce gamin de Gaël sont indiscrètes je trouve, surtout la seconde. Elles me gênent vraiment beaucoup. Je ne suis pas à mon aise. J'ai peur de la réaction des gens. Je pense à une autre stratégie que le mensonge pour la première question: "quel est votre but en prenant le téléphérique?". Je pourrais simplement dire: "J'ai perdu un pari avec mon employé- je suis fleuriste- et c'est mon gage de poser cette question:...." Cela me soulage cette idée... Je pourrais préparer deux boutonnières pour remercier les personnes, à l'aller et au retour. Avec une carte de visite. Non, sans carte, c'est mieux. La carte c'est opportuniste. Mais pour la deuxième question, comment faire? De quoi je suis fier moi, dans ma vie? C'est une vraie question de psy ça. Je ne vois pas du tout comment je peux arriver à la poser. Plus j'y pense, moins je vois comment faire... Ah! je me souviens d'un repas de Noël quand j'étais jeune. J'avais un oncle très sympa, oncle Jacques, une sorte d'ovni dans la famille. Il posait d'étranges questions. Qui commençaient toujours de la même façon: "Que répondrais-tu si quelqu'un d'inconnu te posait cette question: bla bla bla", et il posait sa question! J'ai chaque fois répondu. Je vais essayer cette tactique. Sinon, je devrai me jeter du téléphérique et je n'ai pas envie.
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