lundi 25 novembre 2024

Une mission essentielle

Pendant cinq jours d’automne, j’ai été l’hôte d’un lieu d’exception, entouré de prairies et de bois. Ma mission était de veiller au bien-être des deux souverains qui régnaient sur ce domaine. Ils y vivaient comme des rois domestiques -au sens premier du terme, habitant la vaste domus- chacun à leur étage. Ils ne sortaient jamais. J’ignore ce qu’ils connaissaient de la vie au dehors, s’ils avaient des souvenirs de vent, de pluie, d’arbres et d’animaux farouches. Ils ne guettaient pas souvent ce qui se faufilait dans le paysage, de l’autre côté des vitres mouillées de pluie.

                         

La vieille dame du bas était aveugle et avait perdu presque toutes ses dents. Elle occupait une partie du rez-de-chaussée, un coin très cosy. L’écrin d’une dame qui avait eu ses heures de gloire. Maintenant, elle restait pelotonnée dans ses coussins, les yeux fermés, suzeraine distante d’un royaume rétréci. La salle bain surtout semblait sortir d’un magazine adoré par ma mère, « Arts et Décoration », illustré de photos d’intérieurs qui ne correspondaient pas du tout au nôtre. ( Je me suis souvent interrogée au sujet de cette collection: une compilation de rêves de mère de famille nombreuse sans grands moyens? une tentative d’évasion? )

L’éclairage subtil de cette somptueuse salle de bain me laissait découvrir un havre de pierres dorées, douces et tendres comme une crème pâtissière qui accueillerait avec égards une reine fatiguée de sa journée de représentation officielles. 

Dans la chambre attenante, des coussins de toutes tailles, dans les tons bleus, invitaient à s’asseoir sur un fauteuil ou à s’étendre sur le lit, pour rêver, faire la sieste. Dans un coin, une petite table, une chaise et une lampe suggérait que quelqu’un écrivait parfois ici. 

Quatre fois par jour, j’apportais un repas minuscule et parfaitement moulu, lisse, sans aucun grumeau, à la vieille dame  édentée. A chaque entrevue, je la saluais. Ensuite, pas un mot n’était échangé. Elle m’observait sans me voir, les yeux mi-clos, l’air infiniment digne. 


L’autre habitant des lieux, toujours habillé d’un costume noir à la George Sand, et plutôt bien en chair, logeait au bout d’une des ailes, à l’étage. J’entrais dans un autre monde. Je devais emprunter un long corridor. Des portes entrouvertes donnaient sur des chambres jadis occupées, qui avaient conservé leur décor. Dans l’entrebâillement d’autres portes, je devinais des petites salles de bains. 

Plusieurs plateaux de jeux d’échec et des coussins, posés sur les appuis de fenêtres, attendaient leurs joueurs. Quelques bureaux très étroits, couverts de papier à dessin, de crayons, de boîtes d’aquarelles, de dictionnaires, me laissaient imaginer que des poètes occupaient les lieux quand je n’y étais pas. Je mettais des pantoufles pour arpenter ce corridor, craignant de déranger l’ombre des occupants passés ou présents. 

La grande pièce où se tenait le plus souvent le maître des lieux * aiguisait ma curiosité. Mon oeil vagabondait dans un décor disparate: jeu d’échec, puzzle de 1000 pièces, dictionnaire et grammaire italienne, plantes vertes, canapé gigantesque, énorme bureau, vieux meubles sans destination évidente et une splendide selle posée sur une sorte de cheval d’arçon métallique. 

En réponse à mes prudentes questions sur son emploi du temps, il me renvoyait un sourire ou un petit bruit de bouche sympathique, presqu’une plainte légère et flutée.

A lui aussi, j’apportais quatre repas par jour. Il me remerciait en frôlant mon bras avec un sourire qui faisait frémir ses moustaches. 


Ces deux chats mystérieux ont rythmé ma vie pendant cinq jours hors du temps, au milieu des pins, des hêtres et des anciennes douves qui se déversaient dans un lac, sous un ciel gris et bas.  






* Ou la maîtresse des lieux, ce n’est jamais devenu clair pour moi .

jeudi 14 novembre 2024

Le pari.

 J'ai fait un pari stupide avec mon employé, Gaël. Je suis fleuriste. Gaël est mon assistant et mon livreur. Je ne parie jamais et j'ai bien raison. Mais ce jeune homme enthousiaste m'a fait sortir de mes habitudes. 

Mon gage de perdant, je l'exécute aujourd'hui. Cette après-midi, je dois prendre le téléphérique namurois, aller-retour et poser deux questions à un voyageur (ou à une voyageuse, bien sûr). La première question, c' est: "Quel est votre but en prenant le téléphérique?"( c'est assez banal mais c'est pour t'entraîner, a dit Gaël.) Au retour, la question est hors normes: "De quoi êtes-vous le ou la plus fière dans votre vie?". Pour oser poser cette question, je devrai, avant le retour,  boire un verre de vin blanc au café panoramique de l'esplanade. ( je sais que la vue y est magnifique parce que mon commis a insisté pour que j'y aille.)

Je déplore ce pari. Gaël est un agité. Il travaille vite et parle beaucoup. Je dois parfois lui rappeler d'être soigneux, de remettre à leur place les fleurs inutilisées dans un montage, de bien trier les ordures, de ne pas laisser sur le sol les chutes de tiges et de feuilles. Je n'arrive pas à le convaincre de se laver les mains plusieurs fois par jour. Je le lui ai suggéré pourtant. Il m'a répondu qu'il avait entendu une biologiste parler de l'immunité performante des personnes qui ne se lavaient les mains que deux fois par jour. Une émission sérieuse sur Arte. Alors j'ai décidé de lui acheter un tablier vert foncé. Il s'y essuie les mains sans les laver: les taches se voient moins sur du vert foncé... 

Quand il part, à 19 heures, après avoir nettoyé notre plan de travail et balayé, qu'il ferme la porte en lançant comme chaque jour " à demain Monsieur Detol!", j'allume la radio. J'écoute "Klara continuo": un moment de calme après le départ de mon sympathique ouragan. Ensuite je vérifie si tout est rangé: les rubans ( une place pour chaque couleur de Bolduc), les sécateurs, les ciseaux. 

Ce pari idiot, qui me vaut de visiter Namur et de poser des questions étranges dans une cabine de téléphérique alors que je quitte rarement Bruxelles et que j'ai le vertige, ce pari idiot date de la semaine dernière. Nous devions confectionner un bouquet pour le voyage de la Reine ( et de son mari) à Paris. D'ordinaire, j'assorti le bouquet à la toilette de la Reine mais cette fois, je n'avais reçu aucune instruction. Je voulais composer un bouquet rose- je crois que la Reine Mathilde porte souvent cette couleur et si c'est autre chose, du vert, du bleu, du blanc, du noir, le rose peut s'accorder. La diplomatie, c'est important dans mon métier comme dans le sien. Gaël a dit:"Non, je parie qu'elle portera un chapeau bordeaux. C'est de saison et c'est la mode cette année!" J'ai parié que non. J'ai perdu. 

Notez que moi aussi je porte des chapeaux. Des casquettes plus exactement. Que j'enfonce sur la pointe de mes oreilles. J'ai honte de mes oreilles, un peu pointues, comme celles des faunes. Je tiens cela de mon grand-père. Des oreilles de faune, cela ne va pas du tout avec mon caractère. J'aime les traditions, la    stabilité, l'ordre. Rien ne me relie à la vie des faunes, sauf mes oreilles. Une erreur génétique que je m'efforce de cacher sous des casquettes classiques en tweed ou en coton et lin selon la saison. 

Je suis très préoccupé par ce pari. Je ne peux pas me défiler. Ce n'est pas mon style. Je suis fiable et bon perdant. Je crois qu'il me faudra bien deux verres de vin blanc. Pas moins mais pas plus. 

Le trajet entre la Sambre et la citadelle n'est pas très long. Comment entrer en contact? Je pourrais inventer que je suis journaliste et que j'écris un article sur les clients du téléphérique mais je vais rougir, c'est toujours comme cela quand je mens. Que faire? 

J'observe mes clients et cela m'aide pour deviner leurs goûts. J'ai l'habitude de leur poser des questions lorsqu'ils ne savent pas quelles fleurs choisir. Je connais mon métier.  Dans ma tête, j 'ai un petit calepin qui est devenu assez volumineux avec l'expérience. Je sais ce que les dames de plus de soixante ans achètent lorsqu'elles vont prendre le thé chez une amie, ce que les jeunes amoureux en jeans troué choisissent, ce que les militaires préfèrent, ce que les maîtresses d'école reçoivent... Les deux questions de ce gamin de Gaël sont indiscrètes je trouve, surtout la seconde.  Elles me gênent vraiment beaucoup. Je ne suis pas à mon aise. J'ai peur de la réaction des gens. Je pense à une autre stratégie que le mensonge pour la première question: "quel est votre but en prenant le téléphérique?". Je pourrais simplement  dire: "J'ai perdu un pari avec mon employé- je suis fleuriste- et c'est mon gage de poser cette question:...." Cela me soulage cette idée... Je pourrais préparer deux boutonnières pour remercier les personnes, à l'aller et au retour. Avec une carte de visite. Non, sans carte, c'est mieux. La carte c'est opportuniste. 

Mais pour la deuxième question, comment faire? De quoi je suis fier moi, dans ma vie? C'est une vraie question de psy ça. Je ne vois pas du tout comment je peux arriver à la poser. Plus j'y pense, moins je vois comment faire... Ah! je me souviens d'un repas de Noël quand j'étais jeune. J'avais un oncle très sympa, oncle Jacques, une sorte d'ovni dans la famille. Il posait d'étranges questions. Qui commençaient toujours de la même façon: "Que répondrais-tu si quelqu'un d'inconnu te posait cette question: bla bla bla", et il posait sa question! J'ai chaque fois répondu. Je vais essayer cette tactique. Sinon, je devrai me jeter du téléphérique et je n'ai pas envie. 

lundi 12 août 2024

le dernier quart d'heure avant...

 Encore un quart d’heure avant d‘entrer en scène. J’aurais dû prendre un livre. Parce que sans cela, je vais penser trop. Je crois que je pense trop. Au début, je n’aimais pas cette pièce. Je l’ai dit à Julien mais Julien, il a son idée et quand il demande notre avis, c’est pour la forme. Il nous en parle quand il a déjà lu cinq fois la pièce, imaginé la mise en scène, choisi qui sera qui… Il dit « Qu’est-ce que vous en pensez? » Mais j’entends bien qu’il se fout pas mal de la réponse. Je ne suis pas rentrée dans le rôle facilement. Une prostituée sympa. Faudrait pas verser dans le style « pretty woman »…Je déteste les clichés, j’aime les nuances et c’est pas facile dans ce rôle là. Je crois que je pense trop.


Je me demande si Jean-François viendra regarder la pièce. Hier soir au téléphone, il a dit qu’il essayerait de venir. Essayer de venir, c’est pas une décision. Si tu dis à ta vieille maman « Je vais essayer de passer cette semaine », elle ne répond pas et tu vois bien que son visage se fige un peu. Elle attend que tu dises « Je peux passer mercredi soir vers 18 heures, est-ce que cela va pour toi? ». Essayer de venir, c’est une réponse d’anguille. Sur Meetic, je rencontre surtout des anguilles. Des bernard-l’hermite aussi, qui n’osent pas. Ou des crabes qui n’ont plus qu’une pince, ou des pattes qui manquent. 

Je pense trop, comme toujours. 


J’aurais bien aimé que Bon-Papa soit encore vivant. Il avait fait du théâtre amateur et il avait gagné deux concours d’éloquence. Il venait me voir chaque fois qu’il pouvait, même quand j’étais marionnettiste. Le lendemain, je recevais un mail. Il m’écrivait ce qu’il avait apprécié dans mon interprétation, c’était précis et nuancé. Il me manque. J’aurais dû le voir plus souvent. Il était casanier Bon-Papa. Mais si je l’avais invité à manger un midi, il serait venu. Il n’a jamais vu mon appartement. 

Je crois que je pense trop, vraiment. 


Il pleut beaucoup. Je ne peux même pas profiter de ma terrasse ce printemps. Dans 15 jours les représentations se terminent. Je partirais bien une semaine. En train. Vers Avignon. Et puis, le bus, vers Uzès. C’est idiot: en France il n’y a plus que les grandes lignes . Pour en sortir, il faut prendre un bus, ça m’énerve. Je préfère le train. Plus de place, on peut bouger. Et le rythme est apaisant. Tandis que le bus, qui essaye de dépasser les camions ( et de nouveau, essayer n’est pas réussir), ça me stresse. Je suis sûre qu’il y a plus d’accidents de bus que de train. 

Je pense trop.


Il est quelle heure? Je n’ai pas encore entendu la sonnerie.Est-ce que Sylvie viendra? Si elle arrive à sortir de son canapé. Sylvie c’est pas une anguille, c’est une moule. Elle est jolie, grande, sexy mais elle ne fout rien. Presque rien pour être honnête. Des sculptures assez moches qu’elle ne vend pas. Elle a aussi été au conservatoire, c’est là que je l’ai rencontrée. Mais après il faut bosser. Accepter des petits rôles, dans des salles minuscules. T’es pas tout de suite une star. Souvent, t’es même jamais une star. Mais si tu vis, que tu manges, que tu joues dans une troupe dans laquelle tu ris de temps en temps, que tu décroches une fois sur deux un rôle qui te plaît, c’est chouette.

Je pense trop, je sais bien. 


C’est la première ce soir. Et c’est la première fois que je joue une prostituée. Il y aura certainement un ou deux critiques dans la salle. Julien en invite toujours. Cette fois-ci je les lirai parce que j’ai le rôle principal. C’est la première fois aussi. J’ai imaginé quel genre de prostituée je serais si j’avais fait ce métier. J’aurais géré moi-même c’est sûr. Je veux bien apprendre quelques ficelles mais je veux être indépendante. 

Et je veux être moi. Même si je pense trop. ( une prostituée qui pense trop, c’est peut-être un handicap pour être tranquille dans cette profession…) 


Les autres quarts d’heure avant d’entrer en scène ne m’ont jamais paru aussi longs. C’est vrai que parfois le temps s’étire beaucoup. Les études de droit que j’ai faites avant le conservatoire pour faire plaisir à papa par exemple. C’était diablement long. Les candi passe encore. Mais la suite, rien que du droit, c’était barbant. Le pompon c’était le droit administratif. En Belgique nous sommes les champions de la complexité administrative. Et les rois des compromis. Traduire un compromis en une règle de droit c’est le génie belge!. Moi, je préfère le génie français des intrigues amoureuses. C’est plus marrant. 

Maintenant, je pense trop et en plus, rien d’original, que des lieux communs…Je fatigue.


Quel bordel ici dans les coulisses. Si je ne fais pas attention, je vais trébucher et me fouler une cheville avant d’entrer en scène. Papa disait « l’ordre est le plaisir de la raison, le désordre, le délice de l’imagination. » C’est vrai qu’ici tu peux imaginer une histoire rocambolesque sans t’épuiser. Tu n’as pas besoin des trucs des ateliers d’écriture pour te stimuler, tout est là devant tes yeux. Tu dois juste deserrer le frein et tu es partie pour écrire quelques heures. 

Ce serait chouette à dessiner aussi tout ce fatras. Faudrait inviter les Urban Sketchers du coin, ils seraient enthousiastes . 

Je pense trop! Penser à papa me rappelle mes erreurs de jeunesse. 

Une des plus graves, c’est d’avoir étudié le droit bien sûr. Cela m’a peut-être un peu organisé la pensée mais c’est un bénéfice très maigre et pas très utile maintenant. 

Une autre gaffe, c’est d’avoir refusé d’aller aux Etats-Unis après ma rhéto. Sous prétexte que j’allais perdre mes copines qui auraient un an d’avance sur moi. Je les ai toutes perdues. Elles étudiaient l’histoire, le grec, le latin, l’économie, je ne les ai plus vues et moi, j’ai continué à mal parler anglais. 

En début d’humanités, en 5 ème je crois, ( on comptait à l’envers, nous) j’ai imité la signature de papa sur un bulletin. J’ai été punie à l’école mais pas à la maison, pas de double peine. Papa a dit «  C’est pas très bien imité, tu devrais t’exercer. » C’est tout. Tout de même, je ne l’ai pas fait deux fois. 


Ah voilà Julien. Je ne veux pas qu’il me parle. Il va me dire « T’en fais pas ma belle, ça va aller! » Il ne dit jamais rien d’autre avant le spectacle. S’il le dit encore une fois, je jure de me venger. 

J’y ai déjà pensé. J’ai trouvé mon tiercé gagnant.

-J’arracherai les pages du dernier chapitre du livre qu’il lit. Si c’est une pièce qu’il nous destine, bingo!

-Je demanderai à Mamadou, mon voisin de pallier, qui est nigérien, de lui jeter un sort. Un bien méchant dont il ne pourra pas se débarrasser. De préférence un sort qui inhibera sa libido. Cela lui fera du repos. Et c’est la spécialité de Mamadou. 

- Après les répétitions, Julien rentre chez lui en train. Il n’écoute jamais les nouvelles. Je ne lui dirai pas si les trains sont en grève.Et il y a des épidémies de grèves ces derniers temps.  


Bon maintenant, je n’en peux plus. Julien a viré le régisseur ou quoi? 





lundi 5 août 2024

Petite cavale et plaisirs minuscules

 31 octobre, veille de congé.« Ma mère dansait toute la nuit et celle de Roberta était malade. » (1)

Roberta et moi nous avions aussi deux pères absents qui vagabondaient entre les flics et les revendeurs de cocaïne du port d’Anvers. On a filé en douce de l’internat, sans claquer la porte, personne ne viendrait nous chercher… 

Il faisait froid, le ciel nous tombait sur les épaules, j’avais oublié mes gants, Roberta avait mal aux dents. -Roberta mange des tonnes de caramels anglais aux couleurs criardes que seuls les insulaires peuvent supporter. Son père lui en envoie régulièrement. Je ne connais rien qui colle plus aux dents que ces trucs là. Les jeunes dentistes devraient en déposer un pot dans les bibliothèques communales. Et l’approvisionner. -

Notre but était la gare, pour prendre un train vers Blankenberg. 

J’y avais été petite. Je n’en avais aucun souvenir mais j’avais une photo de moi, avec un fichu rouge à pois blancs, assise à coté d’un énorme tas de sable. Ma mère disait que c’était mon père qui l’avait fait pour moi. J’avais un peu de mal à la croire. Il n’était pas sur la photo mon père. Mais elle non plus.

Je ne sais pas pourquoi Roberta avait accepté cette destination sans protester. Elle est rarement d’accord avec mes propositions. 


L’aventure avait bien démarré. Nous avions assez d’argent pour prendre le train et il est arrivé à l’heure. Il faisait bien chaud dans le wagon où nous nous sommes installées. A peine assises, une dame aux cheveux gris nous a offert deux gaufres et de la tisane. Son grand thermos vert était décoré de fleurs. Le bouchon de liège était encapuchonné de métal argenté.La tisane avait un goût de Noël au coin du feu. Roberta a oublié son mal aux dents. Moi j’étais aux anges.

Dans notre wagon, après avoir bu notre tisane, nous avons découvert un autre voyageur. Un monsieur qui aurait pu être notre grand-père. 

Enfin, c’est une supposition parce que ni Roberta ni moi n’avons connu nos grands-pères. Nous nous racontions le soir, au pensionnat, les légendes familiales transmises par nos mères à leur sujet.Ces quatre grands-pères mythiques nourrissaient notre imagination. Roberta les dessinait dans son carnet. Elle les dotait de costumes fantasques qui soulignaient leur audace. Elle aimait particulièrement les vêtir en pirate ou en explorateur. Eux aussi n’avaient pas été souvent à la maison. Une généalogie d’absents téméraires et frondeurs. 

Ce vieux monsieur devait venir de loin. Devant lui, sur la tablette accrochée sous la fenêtre, il avait déposé un grand plateau sur lequel un puzzle était déjà réalisé aux trois-quart. Les pièces restantes étaient éparpillées sur la surface libre, les rebords du plateau les empêchaient de tomber lors d’un arrêt trop brusque. Il y avait un blanc au milieu de la partie déjà réalisée. Notre compagnon de voyage ne bougeait pas. Son regard était fixé sur les pièces qui n’avaient pas trouvé leur place. Soudain, je vis son visage s’animer, sa main gauche prendre une pièce et la poser dans le vide qui l’attendait. Il a relevé la tête pour la première fois depuis notre entrée dans le wagon et il nous a souri. 


J’ai imaginé illico que cette scène était de bon augure: nous allions trouver un endroit pour loger!

Trouver une pièce de puzzle que l’on cherche depuis longtemps est certainement un présage aussi positif que ce que les romains pouvaient lire dans les entrailles de poulet…et moins dégoûtant! 

Mon idée la plus réaliste pour passer cette nuit au sec et peut-être au chaud était de squatter un petit voilier dans le port de plaisance de Blankenberg. A cette saison, les propriétaires ne les utilisent pas. 


Après avoir salué nos anges gardiens, à la sortie de la gare de Blankenberg, nous nous sommes arrêtées au bord d’un entrelacs gigantesque: pistes cyclables, routes, rails de tram, un méli-mélo aussi embrouillé que mes pensées. Où était le port de plaisance? La nuit tombait. Il nous fallait absolument dormir. Dormir pour calmer nos deux âmes inquiètes qui commençaient à brailler: je les entendais clairement en regardant les yeux de Roberta s’agrandir dans la pénombre.

Une voix troubla mes ruminations. J’ai baissé les yeux et j’ai découvert, à un mètre cinquante de notre duo menacé par la défaite, un nain, en short bleu marine. Il portait un pull à rayures et une casquette de marin. Il a dit : » Hebben jullie iets nodig? » L’internat wallon laisse à désirer pour les autres langues. Le nain souriait. J’ai répondu en français : «  Nous cherchons le port de plaisance,  les voiliers. » Silence. J’ai eu un flash et j’ai dit « parking zeilboot » . Il a tendu la main en disant «  Baraka », nous on a dit « Roberta «  et « Victoria » à tout hasard. Il a fait un signe avec l’index gauche pointé, il s’est tourné vers nous et il a démarré d’un pas allègre. J’ai pensé au vieux qui avait trouvé sa pièce de puzzle et j’ai dit à Roberta: « Viens, on y va. »


Je ne me souviens plus du trajet. Je me rappelle seulement avoir remarqué que les pavés étaient différents, dans plusieurs tons de gris, sous la lumière des réverbères, et que les plaques d’égout étaient très banales. Toute mon attention était fixée sur le nain qui filait à bonne allure. Il faisait de plus en plus noir. J’ai entendu un bruit de vaguelettes, le grincement des cordes d’amarrage, les claquements de celles qui hissent les voiles. J’ai reconnu l’odeur de l’eau du port, sa fraîcheur dans l’air que nous respirions. Le bruit de nos pas était différent. Nous avancions sur une coursive en bois. Son balancement suivait le rythme de notre marche. Le nain nous a indiqué du doigt un petit voilier du nom d’Ulysse. Il nous a fait signe d’y monter. Sur le pont, tout près d’un t as de toiles épaisses, pendait un large hamac. J’ai pensé: « Nous pourrions dormir là toutes les deux. Je ne savais pas que les nains avaient des prédispositions pour la télépathie et la solidarité . J’ai lu quelque part «  Toute personne qui tombe a des ailes » (2) Ce nain est un ange! Pourtant, c’est nous qui allions tomber. »

Le nain a profité de ce moment d’introspection pour disparaître. C’est facile pour un nain discret et modeste.


Roberta et moi on a soulevé une toile, on l’a pliée en deux, on l’a traînée jusqu’au hamac, on a grimpé dedans, on a tangué pas mal et cela s’est bien terminé. Sous la toile, nous avions chaud. Nous baignions dans son odeur: un mélange de poussière, de sel et de souvenir de soleil. Les cheveux de Roberta me chatouillaient la joue gauche, il n’y avait pas d’étoiles, j’ai décidé de ne pas craindre la pluie. J’aurais voulu faire le point avec mon amie sur nos forces, nos inquiétudes et notre avenir mais elle dormait déjà. J’ai sombré. Je ne me souviens pas d’avoir rêvé. 


Le lendemain, c’était un dimanche. Un double dimanche puisque c’était le 1er novembre. Depuis toujours Roberta et moi, nous aimons les dimanches. A nous deux, dans l’internat déserté, un monde nouveau s’ouvrait, comme celui d’Harry Potter dans la faille entre les quais 9 et 10 de la gare de King Cross. L’internat, ses règles menaçantes pour nos imaginations, sa langue pauvre et rêche, nous donnait de l’asthme, nous coupait les ailes. Chaque dimanche, nous avons refait le plein de forces invaincues, nous avons soigné nos genoux écorchés par l’amertume, nous avons vogué fièrement sur des océans de rêves. Nous voulions rencontrer des princes charmants, bien plus chanceux que nous, qui auraient des parents heureux et riches, qui nous entraîneraient dans leurs familles pleines d’aventures joyeuses et de projets palpitants. Roberta s’inscrirait à La Cambre et moi j’aurais déjà gagné le troisième prix d’un concours de nouvelles. On courrait  vers une vie qui nous ressemblerait plus. 

Et la vie, ce dimanche matin, elle ressemblait à quoi?


Il fallait quitter le port de plaisance avant l’arrivée possible d’un gardien ou d’un propriétaire de voiliers. Nos ventres gargouillaient. Nous avons rangé la toile, compté nos sous. J’ai refait la tresse de Roberta pour qu’on puisse entrer dans une boulangerie sans que la patronne appelle les flics. Il y avait un brin de soleil. Nous avons projeté de prendre un petit déjeuner face à la mer et de décider de notre avenir le ventre plein. 



(1) première phrase de "Récitatif" de Toni Morrison

(2) moi je me souviens seulement de l'auteur: Ingeborg Bachmann


samedi 20 juillet 2024

Moi

Moi, dedans 

Poussée dans l’escalier,  

A chaque marche écorchée,

Cris salés.

Moi dehors

Assise près de l’araignée,

Dans le coin, racrapotée,

Cerveau anesthésié.




Moi dedans

Désert froid

Hurlement de louve

Capturée, ligotée.

Moi dehors 

Bandeau de condamnée

Mitraillette enrayée 

Fureur à blanc.




Moi dedans

Bourgeon de courage

Braise attisée

Colère épicée.

Moi dehors

Yeux d’orage

Coeur Cheyenne

Langue agile




Moi dedans

Tanière au soleil

Vent doux, clairière

Pierre polie

Moi dehors

Sourire d’elfe

Danse de louve

Rire sauvage


une histoire sans fin

Sur le quai,

Grand, grand le vent, 

Tu es là, tu m’attends,

Chapeau, parapluie,

Noir, noir, l’espoir.


Je tremble, je souris.`


Inconnu apprivoisé,

Bonjour, bonjour balbutiés,

Corps touchés,

Corps amarrés,

Gris, gris, joli!


Je tremble, je souris.


Partons, partons gaiement,

Mon bras sous le tien, charmant.

Marchons dans le vent

Deux pas pour moi,

Un seul pour toi. 

Blanc, blanc, amusant…


Je tremble, je souris.


Assise en face de toi,

Perdue, éperdue d’émoi,

Tes mots goutte à goutte,

Je les avale, liqueur de doute,

Rouge, rouge de joie, parfois.


Je tremble, je souris.


La nuit, le vent, grand le vent,

Ton chapeau vole,

La gare, nos mains,

Il y aura-t-il un lendemain?

L’espoir est noir, très noir.


Je tremble, je souris,

Tant mieux, tant pis. 


Clara

Clara, Clarinette,
Tu chantes à tue-tête,

Tu souris entre tes fossettes,

Tu joues au basket.


Clara,

Aubergines au curcuma,

Crumble aux rutabagas,

Enfin,  chocolat,

C’est ton repas d’apparat!


Clara, Clarinette,

Galipette et trottinette,

Musiquette et fiesta,

Tu préfères la trompette,

Ou bien l’harmonica?


Clara,

Festin de joie, 

Parfum de réséda,

Coquin d’halleluia,

J’aime tanguer avec toi!


Clara, Clarinette,`

Où allons-nous faire la fête?

Attiser nos conquêtes?

Jouir d’être imparfaites? 

Ameuter les fliquettes?`

Chiffonner nos voilettes?