Pendant cinq jours d’automne, j’ai été l’hôte d’un lieu d’exception, entouré de prairies et de bois. Ma mission était de veiller au bien-être des deux souverains qui régnaient sur ce domaine. Ils y vivaient comme des rois domestiques -au sens premier du terme, habitant la vaste domus- chacun à leur étage. Ils ne sortaient jamais. J’ignore ce qu’ils connaissaient de la vie au dehors, s’ils avaient des souvenirs de vent, de pluie, d’arbres et d’animaux farouches. Ils ne guettaient pas souvent ce qui se faufilait dans le paysage, de l’autre côté des vitres mouillées de pluie.
La vieille dame du bas était aveugle et avait perdu presque toutes ses dents. Elle occupait une partie du rez-de-chaussée, un coin très cosy. L’écrin d’une dame qui avait eu ses heures de gloire. Maintenant, elle restait pelotonnée dans ses coussins, les yeux fermés, suzeraine distante d’un royaume rétréci. La salle bain surtout semblait sortir d’un magazine adoré par ma mère, « Arts et Décoration », illustré de photos d’intérieurs qui ne correspondaient pas du tout au nôtre. ( Je me suis souvent interrogée au sujet de cette collection: une compilation de rêves de mère de famille nombreuse sans grands moyens? une tentative d’évasion? )
L’éclairage subtil de cette somptueuse salle de bain me laissait découvrir un havre de pierres dorées, douces et tendres comme une crème pâtissière qui accueillerait avec égards une reine fatiguée de sa journée de représentation officielles.
Dans la chambre attenante, des coussins de toutes tailles, dans les tons bleus, invitaient à s’asseoir sur un fauteuil ou à s’étendre sur le lit, pour rêver, faire la sieste. Dans un coin, une petite table, une chaise et une lampe suggérait que quelqu’un écrivait parfois ici.
Quatre fois par jour, j’apportais un repas minuscule et parfaitement moulu, lisse, sans aucun grumeau, à la vieille dame édentée. A chaque entrevue, je la saluais. Ensuite, pas un mot n’était échangé. Elle m’observait sans me voir, les yeux mi-clos, l’air infiniment digne.
L’autre habitant des lieux, toujours habillé d’un costume noir à la George Sand, et plutôt bien en chair, logeait au bout d’une des ailes, à l’étage. J’entrais dans un autre monde. Je devais emprunter un long corridor. Des portes entrouvertes donnaient sur des chambres jadis occupées, qui avaient conservé leur décor. Dans l’entrebâillement d’autres portes, je devinais des petites salles de bains.
Plusieurs plateaux de jeux d’échec et des coussins, posés sur les appuis de fenêtres, attendaient leurs joueurs. Quelques bureaux très étroits, couverts de papier à dessin, de crayons, de boîtes d’aquarelles, de dictionnaires, me laissaient imaginer que des poètes occupaient les lieux quand je n’y étais pas. Je mettais des pantoufles pour arpenter ce corridor, craignant de déranger l’ombre des occupants passés ou présents.
La grande pièce où se tenait le plus souvent le maître des lieux * aiguisait ma curiosité. Mon oeil vagabondait dans un décor disparate: jeu d’échec, puzzle de 1000 pièces, dictionnaire et grammaire italienne, plantes vertes, canapé gigantesque, énorme bureau, vieux meubles sans destination évidente et une splendide selle posée sur une sorte de cheval d’arçon métallique.
En réponse à mes prudentes questions sur son emploi du temps, il me renvoyait un sourire ou un petit bruit de bouche sympathique, presqu’une plainte légère et flutée.
A lui aussi, j’apportais quatre repas par jour. Il me remerciait en frôlant mon bras avec un sourire qui faisait frémir ses moustaches.
Ces deux chats mystérieux ont rythmé ma vie pendant cinq jours hors du temps, au milieu des pins, des hêtres et des anciennes douves qui se déversaient dans un lac, sous un ciel gris et bas.
* Ou la maîtresse des lieux, ce n’est jamais devenu clair pour moi .