Voilà, c’est chaque fois pareil. Jules veut m’accompagner pour faire les commissions. Au bout de cinq minutes, on croise un gars avec qui il va à la pêche, ils papotent, je décide de continuer seule parce que la liste des courses est longue et … on se perd.
Avant, quand les parents vivaient encore, c’était eux qu’on rencontrait, une fois sur deux. Jules se cachait derrière un pilastre parce qu’il ne voulait pas parler avec mon père. Une querelle qui avait démarré avec le coup de boule de Zidane…Moi cela me stressait. Je parlais aux parents en surveillant Jules qui dépassait du pilastre. Je me disais que maman finirait par remarquer mes coups d’oeil inquiets. Je ne répondais qu’à moitié à ses questions, elle terminait toujours la conversation par « Mais si, je t’assure, tu as vraiment l’air fatiguée. »
Après, Jules et moi on s’engueulait. Il essayait de s’en tirer en disant: « Allez viens, on va acheter un panettone et du Prosecco et on fera la fête ce soir, mon petit Patapon. »
Aujourd’hui, le petit Patapon est là, derrière son caddie, avec son balais Veleda et son seau magique. C’est encombrant ce truc. Je dois le porter, impossible de le déposer dans le caddie.
Et je dois encore chercher des poivrons et du jambon de Parme, et puis retrouver Jules, avant les caisses.
Il nous manque des timbres aussi. Y en a pas aux caisses. Ils ont préféré vendre des cigarettes. Je n’aime pas les timbres du roi Philippe. Les rois, sur les timbres ou les pièces de monnaie, ils doivent être de profil et regarder vers la gauche. C’est la tradition. Y a pas eu d’exception depuis que la poste existe et tout à coup, sous prétexte de modernité, Philippe est de face, souriant comme s’il allait me causer de Mathilde et des enfants. Non! Les rois ça doit embrasser les enfants lors des bains de foule et garder ses distances sur les timbres. Point.
Les poivrons, c’est au rayon légumes, pas trop loin des caisses. Mais le jambon de Parme, c’est à la boucherie ou dans les spécialités italiennes? Et pas de Jules à l’horizon.
Jules a travaillé aux chemins de fer. Au début de sa carrière, y avait pas encore de Ravel et la SNCB n’avait pas revendu les petites gares. Elles n’étaient pas encore transformées en maisons originales, photographiées dans « Femmes d’Aujourd’hui ». Moi je m’en fiche du Ravel entre Namur et Jodoigne. Je n’ai pas de vélo pour pédaler sur le Ravel jusque chez Marie-Jeanne. Si je veux boire un café avec elle, je dois trouver quel est le bus qui va à Jodoigne? Et sur quel quai de la nouvelle gare des bus de Namur il stationne?Je ne m’en sors pas avec l’application et devant le bureau des TEC, il y a une file jusque sur le trottoir. (preuve que cette appli c’est du bidon!)
Au croisements des allées, toujours pas de Jules. Cet homme a un don pour se faire désirer. Je passe mentalement en revue quelques options.
-l’appel au micro: « Madame Jules Petit attend son mari à la caisse n° 3. » A éviter. Cela va le mettre de très mauvaise humeur, il va dire que je l’infantilise, ou, à l’inverse, que je ne peux jamais m’en sortir sans lui, qu’il n’a pas le droit de respirer, de causer avec ses potes. Je connais la scène presque par coeur, y compris les variantes.
-les signaux de fumée: j’aimerais bien, j’adore faire du feu -lol-. Mais je connais le gérant, il a des oeillères, aucune fantaisie, il va faire un esclandre. Je renonce.
-prier St Antoine: je doute que cela fonctionne, Jules n’est pas un objet perdu. Et si jamais le résultat était positif, Jules serait vexé et me ferait la tête au moins pendant deux jours. Trop risqué.
-des incantations chamaniques: Jules a un petit côté New Age que je déteste, cela pourrait l’attirer. Je n’ai jamais rencontré qu’une seule chamane, lors d’une incroyable cérémonie de pleine lune dans le jardin de Juliette: je n’avais pas oser décliner l’invitation. Elle a chanté et prié au milieu de nous, toutes en cercle, pour que les plantes poussent, que les arbres donnent des fruits, que Anne retrouve la santé et Christine son chat. Moi je pensais: « Zut, on va devoir revenir pour entretenir le potager, cueillir les fruits, faire des confitures… » Je ne sais pas où est passé cette chamane et j’étais trop distraite lors de la cérémonie pour avoir retenu la moindre incantation.
Ah! Je vois la grande échelle! Elle est là au milieu de l’allée centrale, sous un néon géant qui est éteint. Je pose le balai et le seau magique à côté du caddie et je grimpe. Heureusement, je suis en pantalon. J’ai un peu le tournis. A combien de mètres je suis, là? Cinq ou six je crois. Au moins. Je balaye l’horizon calmement pour ne pas avoir le vertige. Jules est là, au rayon des spécialités italiennes. Il tourne la tête à gauche, à droite. Il avance. Retourne la tête. Il fait quelques pas de côté. Regarde derrière lui. Il cherche le jambon de Parme? Ou moi?