vendredi 24 mai 2024

Le petit Patapon

Voilà, c’est chaque fois pareil. Jules veut m’accompagner pour faire les commissions. Au bout de cinq minutes, on croise un gars avec qui il va à la pêche, ils papotent, je décide de continuer seule parce que la liste des courses est longue et … on se perd. 

Avant, quand les parents vivaient encore, c’était eux qu’on rencontrait, une fois sur deux. Jules se cachait derrière un pilastre parce qu’il ne voulait pas parler avec mon père. Une querelle qui avait démarré avec le coup de boule de Zidane…Moi cela me stressait. Je parlais aux parents en surveillant Jules qui dépassait du pilastre. Je me disais que maman finirait par remarquer mes coups d’oeil inquiets. Je ne répondais qu’à moitié à ses questions, elle terminait toujours la conversation par « Mais si, je t’assure, tu as vraiment l’air fatiguée. »

Après, Jules et moi on s’engueulait. Il essayait de s’en tirer en disant: « Allez viens, on va acheter un panettone et du Prosecco et on fera la fête ce soir, mon petit Patapon. » 

Aujourd’hui, le petit Patapon est là, derrière son caddie, avec son balais Veleda et son seau magique. C’est encombrant ce truc. Je dois le porter, impossible de le déposer dans le caddie.

Et je dois encore chercher des poivrons et du jambon de Parme, et puis retrouver Jules, avant les caisses.


Il nous manque des timbres aussi. Y en a pas aux caisses. Ils ont préféré vendre des cigarettes.  Je n’aime pas les timbres du roi Philippe. Les rois, sur les timbres ou les pièces de monnaie, ils doivent être de profil et regarder vers la gauche. C’est la tradition. Y a pas eu d’exception depuis que la poste existe et tout à coup, sous prétexte de modernité, Philippe est de face, souriant comme s’il allait me causer de Mathilde et des enfants. Non! Les rois ça doit embrasser les enfants lors des bains de foule et garder ses distances sur les timbres. Point. 


Les poivrons, c’est au rayon légumes, pas trop loin des caisses. Mais le jambon de Parme, c’est à la boucherie ou dans les spécialités italiennes? Et pas de Jules à l’horizon.


Jules a travaillé aux chemins de fer. Au début de sa carrière, y avait pas encore de Ravel et la SNCB n’avait pas revendu les petites gares. Elles n’étaient pas encore transformées en maisons originales, photographiées dans « Femmes d’Aujourd’hui ». Moi je m’en fiche du Ravel entre Namur et Jodoigne. Je n’ai pas de vélo pour pédaler sur le Ravel jusque chez Marie-Jeanne. Si je veux boire un café avec elle, je dois trouver quel est le bus qui va à Jodoigne? Et sur quel quai de la nouvelle gare des bus de Namur il stationne?Je ne m’en sors pas avec l’application et devant le bureau des TEC, il y a une file jusque sur le trottoir. (preuve que cette appli c’est du bidon!)


Au croisements des allées, toujours pas de Jules. Cet homme a un don pour se faire désirer. Je passe mentalement en revue quelques options. 

-l’appel au micro: « Madame Jules Petit attend son mari à la caisse n° 3. » A éviter. Cela va le mettre de très mauvaise humeur, il va dire que je l’infantilise, ou, à l’inverse, que je ne peux jamais m’en sortir sans lui, qu’il n’a pas le droit de respirer, de causer avec ses potes. Je connais la scène presque par coeur, y compris les variantes. 

-les signaux de fumée: j’aimerais bien, j’adore faire du feu -lol-. Mais je connais le gérant, il a des oeillères, aucune fantaisie, il va faire un esclandre. Je renonce.

-prier St Antoine: je doute que cela fonctionne, Jules n’est pas un objet perdu. Et si jamais le résultat était positif, Jules serait vexé et me ferait la tête au moins pendant deux jours. Trop risqué.

-des incantations chamaniques: Jules a un petit côté New Age que je déteste, cela pourrait l’attirer. Je n’ai jamais rencontré qu’une seule chamane, lors d’une incroyable cérémonie de pleine lune dans le jardin de Juliette: je n’avais pas oser décliner l’invitation. Elle a chanté et prié au milieu de nous, toutes en cercle, pour que les plantes poussent, que les arbres donnent des fruits, que Anne retrouve la santé et Christine son chat. Moi je pensais: « Zut, on va devoir revenir pour entretenir le potager, cueillir les fruits, faire des confitures… » Je ne sais pas où est passé cette chamane et j’étais trop distraite lors de la cérémonie pour avoir retenu la moindre incantation. 


Ah! Je vois la grande échelle! Elle est là au milieu de l’allée centrale, sous un néon géant qui est éteint. Je pose le balai et le seau magique à côté du caddie et je grimpe. Heureusement, je suis en pantalon. J’ai un peu le tournis. A combien de mètres je suis, là? Cinq ou six je crois. Au moins. Je balaye l’horizon calmement pour ne pas avoir le vertige. Jules est là, au rayon des spécialités italiennes. Il tourne la tête à gauche, à droite. Il avance. Retourne la tête. Il fait quelques pas de côté. Regarde derrière lui. Il cherche le jambon de Parme? Ou moi?   

lundi 13 mai 2024

Une sorte de variante du suicide assisté

 « Trouve ce que tu aimes et laisse-le te tuer » Bukowski


Je me demande à quoi je suis le plus accro?

A l’alcool,

Au sexe, 

Au piment,

Aux idées.  (1)


 Je suis accro à tout cela moi, sauf au piment. Tant d’addictions me donnent peu de chance de mourir centenaire, heureusement: je veux finir à l’heure, sans traînasser. Pour mourir dans de bonnes conditions, il est utile d’avoir plusieurs cordes à son arc. Je pressens déjà que j’aurai bien besoin des trois. 


Je pense que l’alcool n’est pas l’option idéale pour moi. Avec les années, le vin blanc m’empêche de dormir et je digère de plus en plus mal le vin rouge. Je ne veux pas m’imposer une mort par insomnies ou par nausées. Mourir n’est déjà pas vraiment rigolo, alors…Il me reste les bulles. Je les digère bien et elles me mettent en joie. Mais le champagne est hors de prix. Sauf à hypothéquer ma maison et à priver mes enfants de tout héritage, je n’ai pas les moyens d’arriver à mes fins. Et mourir au cava, c’est « cheap » dans mon imaginaire. Si j’arrivais à surmonter toutes ces difficultés, mourir uniquement par l’alcool resterait une fin tragique: je devrais me saouler seule, chaque soir, en face de mon chien sympa qui n’y comprendrait rien. Je n’y renonce pas tout à fait mais cela ne suffit pas pour mourir dans un confort joyeux.


Comment mon addiction au sexe pourrait-elle me tuer?

C’est un sujet vraiment difficile à aborder en atelier d’écriture ( c’est là que j’écris ceci). Je vais devoir lire mon texte à haute voix et je ne suis pas certaine de terminer la page. Une telle introspection sur un sujet intime et délicat, c’est risqué si je veux continuer à participer à l‘atelier…  Je n’aurais pas dû être aussi franche. Comme d’habitude, je n’anticipe pas assez les conséquences. Pourtant les morts potentielles que j’entrevois me font rire ou sourire. Mais décidément, je n’ose pas décrire ces morts secrètes, sensuelles, enivrantes ou drôles. C’est mon partenaire qui sera à plaindre, moi, je ne serai plus là.


Ma dernière addiction, celle aux idées, pourrait me tuer plus certainement que les deux précédentes. Mais plus lentement sans doute. Pour réussir brillamment, j’ai besoin d’un accessoire indispensable: un partenaire fiable. Les idées ne me viennent qu’en parlant à quelqu’un. A un homme de préférence. Qui ne doit pas être celui du paragraphe précédent. Les second rôles difficiles ne doivent pas tous peser sur la même personne et je souhaite que mes partenaires d’échanges restent en vie. 

Cette passionnante marche vers la mort grâce à mon addiction aux idées serait palpitante. C’est une drogue douce et sans limites, aux effets imprévisibles. Je pourrais enfin me laisser aller à collectionner les idées saugrenues, fulgurantes, poétiques, tendres, rigolotes, fantaisistes, inédites… Leur flot serait soutenu par les réparties courtes et pertinentes de mon compagnon. Son rôle est ingrat. Mais après tout, c’est moi qui doit mourir, pas lui. Il est impératif que cet homme soit perspicace, patient, ingénieux. Capable de relancer ma créativité en cas de panne. Fidèle au poste, il doit soutenir l’intensité du processus. Les idées doivent jaillir sans coup férir, leur débit peut varier mais l’écoulement  ne doit pas tarir pour pouvoir en mourir dans un délai raisonnable. 

A l’instant, mes questions s’accumulent en avalanche:

A quel moment et dans quelles conditions vais-je entrer dans une transe initiatique, une ébullition de neurones, un chaos créateur et mortifère à la fois?

Dois-je continuer à me nourrir? A dormir? Comment ne pas ralentir le processus mais au contraire le magnifier, l’accélérer, l’embellir?

Peut-être faut-il se retirer dans un lieu tranquille, à l’abri des distractions?

Devrions-nous enregistrer les conversations sous cette tension mortelle pour que la science en tire quelques bénéfices? 

Quels sont les processus chimiques et psychiques qui pourraient mener à la mort par excès d’idées? 

Est-ce que les idées foisonnantes finissent par prendre des couleurs?

Leur long jaillissement -je n’imagine pas mourir très rapidement de cette façon- devient-il de plus en plus chaotique ou au contraire involontairement presque symphonique? 



J’appelle Fons. Il est flamand et très fiable. Le partenaire idéal  pour cette troisième addiction. Pour la seconde, une recherche sur un site de rencontre s’impose . Quelle corvée! ( la recherche, pas l’addiction). Ma première addiction peut accompagner les deux autres, joyeusement!



(1)  Charly Delwart. « Que ferais-je à ma place? » J’ai oublié de noter la page. Tout est drôle dans ce livre!



samedi 11 mai 2024

La première nouvelle de Walther

 J’étais au Lunch Garden de Namur. Je relis et réécris souvent mes textes dans cet endroit. Tout y est tellement banal et convenu que je ne suis distraite par rien. Sauf, ce jour là, par un homme de mon âge, de taille moyenne. Il portait un pantalon et un t-shirt bordeaux, une chemise à carreaux bordeaux et beiges et une sur-chemise en coton beige.  Il a quitté sa chaise, il est venu vers moi avec un sourire qui lui donnait des yeux coquins et il a dit avec un terrible accent qui venait du Nord ou de l’Est: « Bonjour! Je suis Walther. Avec un h. » Un peu éberluée, j’ai dit: «  Bonjour. Moi, c’est Patricia. Je ne connais que des Walter sans h. »

Sa réponse a fusé: « Les Walther avec h, c’est une branche plus riche que les Walter sans h. J’ai beaucoup écrit dans le passé. Des rapports d’études, des compte-rendu de recherches, des articles scientifiques. J’essaye autre chose maintenant. Vous écrivez aussi je vois. Quoi? Nous sommes deux alors! »

Je me suis aperçue à ce moment là qu’il portait à l’annulaire droit une chevalière sans armes. J’étais tellement intriguée par mon observation que j’ai pris quelques secondes pour répondre à une question qui ne demandait en réalité aucune réflexion préalable: « Je retravaille ici ce que j’écris en atelier d’écriture. » Walther a dit: « Ah oui! Intéressant. Est-ce que vous écrivez des textes érotiques? » 

La question était inattendue. J’ai pensé: « Waw, cet homme est déterminé et audacieux! »

Parce qu’il continuait à sourire en me regardant presque tendrement, j’ai répondu: «  Pas tout à fait. Plutôt sensuels je dirais. » 

Sans me demander mon avis, il a reculé immédiatement la chaise qui était en face de moi, de l’autre côté de la table, il a repoussé de sa main droite-celle de la bague justement- les quelques grains de sel éparpillés devant lui et il a déclaré avec une sorte de confiance étonnante qui m’a séduite : « Je crois que vous pourriez m’aider. Je voyage à travers l’Europe et j’écris ma première nouvelle érotique. Je peux assez facilement écrire la partie qui concerne un jeune homme dans un train. C’est plus difficile pour ce qui se passe dans la tête de sa voisine qui est occupée à le dessiner. Elle a à peu près votre âge cette dame. Je ne suis pas certain de percevoir les fantaisies secrètes des femmes en matière d’érotisme. Et je veux que ma nouvelle soit bien accrochée à la réalité. J’aimerais vous poser des questions. Mais d’abord je veux vous lire ce que j’ai déjà écrit concernant le jeune homme. »

Les processus d’écriture m’intéressent toujours. J’étais intérieurement d’accord et pour la lecture et pour les questions et Walther l’a lu sur mon visage. 

Il s’est levé, il a été chercher une liasse de feuilles couvertes d’une petite écriture serrée et il s’est de nouveau assis en face de moi. Il a commencé à lire posément, avec expression. Son texte était découpé en deux parties très distinctes: une description concrète de ce qui se passait entre les protagonistes d’abord sagement éloignés l’un de l’autre et une évocation sensuelle des fantaisies érotiques du jeune homme pendant le début de l’épisode. Ensuite, la dame se levait, se rapprochait du jeune homme et la situation devenait franchement érotique. La description très concrète de leurs gestes se poursuivait. 


J’aurais voulu connaître les pensées et les intentions de la dame. Je pouvais m’identifier à elle, je dessine aussi dans les trains. ( Bien que…moi, je ne fais que dessiner. Parfois mon imagination s’égare un peu mais pas beaucoup plus loin que mon dessin.) 

A la fin de sa lecture, j’ai complimenté Walther sur la qualité de son écriture et je lui ai dit que je pouvais imaginer la scène dans le train. Il a tout de suite demandé s’il pouvait me poser des questions. La situation m’amusait et m’intéressait. L’audace de cet homme intrigant m’étonnait. J’ai dit oui.


La première question concernait la stratégie de la dame pour s’approcher du jeune homme. J’ai réfléchi un moment et j’ai répondu:” Cette dame va d’abord…etc… » Walther a interrompu ma proposition en disant: «  Non! Pas cette dame! Vous! Qu’est ce que vous auriez fait vous? »

Diable d’homme! Quel culot! Mais son sourire de Bouddha féroce a balayé mes hésitations et j’ai avoué en souriant moi aussi ce que j’aurais fait dans cette situation. ( qui pourtant ne s’est jamais produite pour moi mais l’imagination pallie le manque d’audace du destin!)

Les questions suivantes de Walther ont suivi les étapes de l’histoire érotique de l’étudiant et de la dessinatrice du train. J’étais prise au piège de sa curiosité. C’était à la fois oppressant et sensuel. ( je suis une spécialiste des ressentis paradoxaux, je le sais!)

Pour échapper à ses questions, je ne pouvais que me lever, ramasser mon cahier et mes stylos et partir. Cependant,  la sensualité des échanges avec cet homme étrange et attirant me laissait rivée sur ma chaise. Ses yeux ne me quittaient pas un instant. Son intérêt pour moi me semblait tout à  fait dépasser celui d’un écrivain pour son personnage. Je ne me suis pas levée. Pour me rassurer j’ai pensé: « Je suis une habituée  du Lunch Garden. Lui, non. Je ne le reverrai jamais. » J’ai donc continué à répondre aux questions de Walther. J’étais interrogée sur ma sensualité et mes choix érotiques, dans un Lunch Garden petit bourgeois très rangé , par un étranger qui me fascinait! C’était troublant et délicieux. 


A la fin de ce jeu littéraire et sensuel, Walther s’est levé brusquement. Surprise, je me suis levée aussi. Mon estomac a fait un bond vers le bas. Walther allait-il disparaître à l'instant?

Il a fait le tour de la table, il m’a prise dans ses bras, il m’a embrassée sur la bouche très tendrement, il a ramassé les feuillets de sa première nouvelle érotique et il est parti sans se retourner. 


Je l’ai retrouvé deux ans plus tard, lors d’une foire littéraire. Il avait publié un premier recueil de nouvelles,  érotiques bien évidemment. Son sourire de Bouddha féroce n’avait pas changé. 


Bazouges sur le Loir, le 7 avril 2024.