samedi 11 mai 2024

La première nouvelle de Walther

 J’étais au Lunch Garden de Namur. Je relis et réécris souvent mes textes dans cet endroit. Tout y est tellement banal et convenu que je ne suis distraite par rien. Sauf, ce jour là, par un homme de mon âge, de taille moyenne. Il portait un pantalon et un t-shirt bordeaux, une chemise à carreaux bordeaux et beiges et une sur-chemise en coton beige.  Il a quitté sa chaise, il est venu vers moi avec un sourire qui lui donnait des yeux coquins et il a dit avec un terrible accent qui venait du Nord ou de l’Est: « Bonjour! Je suis Walther. Avec un h. » Un peu éberluée, j’ai dit: «  Bonjour. Moi, c’est Patricia. Je ne connais que des Walter sans h. »

Sa réponse a fusé: « Les Walther avec h, c’est une branche plus riche que les Walter sans h. J’ai beaucoup écrit dans le passé. Des rapports d’études, des compte-rendu de recherches, des articles scientifiques. J’essaye autre chose maintenant. Vous écrivez aussi je vois. Quoi? Nous sommes deux alors! »

Je me suis aperçue à ce moment là qu’il portait à l’annulaire droit une chevalière sans armes. J’étais tellement intriguée par mon observation que j’ai pris quelques secondes pour répondre à une question qui ne demandait en réalité aucune réflexion préalable: « Je retravaille ici ce que j’écris en atelier d’écriture. » Walther a dit: « Ah oui! Intéressant. Est-ce que vous écrivez des textes érotiques? » 

La question était inattendue. J’ai pensé: « Waw, cet homme est déterminé et audacieux! »

Parce qu’il continuait à sourire en me regardant presque tendrement, j’ai répondu: «  Pas tout à fait. Plutôt sensuels je dirais. » 

Sans me demander mon avis, il a reculé immédiatement la chaise qui était en face de moi, de l’autre côté de la table, il a repoussé de sa main droite-celle de la bague justement- les quelques grains de sel éparpillés devant lui et il a déclaré avec une sorte de confiance étonnante qui m’a séduite : « Je crois que vous pourriez m’aider. Je voyage à travers l’Europe et j’écris ma première nouvelle érotique. Je peux assez facilement écrire la partie qui concerne un jeune homme dans un train. C’est plus difficile pour ce qui se passe dans la tête de sa voisine qui est occupée à le dessiner. Elle a à peu près votre âge cette dame. Je ne suis pas certain de percevoir les fantaisies secrètes des femmes en matière d’érotisme. Et je veux que ma nouvelle soit bien accrochée à la réalité. J’aimerais vous poser des questions. Mais d’abord je veux vous lire ce que j’ai déjà écrit concernant le jeune homme. »

Les processus d’écriture m’intéressent toujours. J’étais intérieurement d’accord et pour la lecture et pour les questions et Walther l’a lu sur mon visage. 

Il s’est levé, il a été chercher une liasse de feuilles couvertes d’une petite écriture serrée et il s’est de nouveau assis en face de moi. Il a commencé à lire posément, avec expression. Son texte était découpé en deux parties très distinctes: une description concrète de ce qui se passait entre les protagonistes d’abord sagement éloignés l’un de l’autre et une évocation sensuelle des fantaisies érotiques du jeune homme pendant le début de l’épisode. Ensuite, la dame se levait, se rapprochait du jeune homme et la situation devenait franchement érotique. La description très concrète de leurs gestes se poursuivait. 


J’aurais voulu connaître les pensées et les intentions de la dame. Je pouvais m’identifier à elle, je dessine aussi dans les trains. ( Bien que…moi, je ne fais que dessiner. Parfois mon imagination s’égare un peu mais pas beaucoup plus loin que mon dessin.) 

A la fin de sa lecture, j’ai complimenté Walther sur la qualité de son écriture et je lui ai dit que je pouvais imaginer la scène dans le train. Il a tout de suite demandé s’il pouvait me poser des questions. La situation m’amusait et m’intéressait. L’audace de cet homme intrigant m’étonnait. J’ai dit oui.


La première question concernait la stratégie de la dame pour s’approcher du jeune homme. J’ai réfléchi un moment et j’ai répondu:” Cette dame va d’abord…etc… » Walther a interrompu ma proposition en disant: «  Non! Pas cette dame! Vous! Qu’est ce que vous auriez fait vous? »

Diable d’homme! Quel culot! Mais son sourire de Bouddha féroce a balayé mes hésitations et j’ai avoué en souriant moi aussi ce que j’aurais fait dans cette situation. ( qui pourtant ne s’est jamais produite pour moi mais l’imagination pallie le manque d’audace du destin!)

Les questions suivantes de Walther ont suivi les étapes de l’histoire érotique de l’étudiant et de la dessinatrice du train. J’étais prise au piège de sa curiosité. C’était à la fois oppressant et sensuel. ( je suis une spécialiste des ressentis paradoxaux, je le sais!)

Pour échapper à ses questions, je ne pouvais que me lever, ramasser mon cahier et mes stylos et partir. Cependant,  la sensualité des échanges avec cet homme étrange et attirant me laissait rivée sur ma chaise. Ses yeux ne me quittaient pas un instant. Son intérêt pour moi me semblait tout à  fait dépasser celui d’un écrivain pour son personnage. Je ne me suis pas levée. Pour me rassurer j’ai pensé: « Je suis une habituée  du Lunch Garden. Lui, non. Je ne le reverrai jamais. » J’ai donc continué à répondre aux questions de Walther. J’étais interrogée sur ma sensualité et mes choix érotiques, dans un Lunch Garden petit bourgeois très rangé , par un étranger qui me fascinait! C’était troublant et délicieux. 


A la fin de ce jeu littéraire et sensuel, Walther s’est levé brusquement. Surprise, je me suis levée aussi. Mon estomac a fait un bond vers le bas. Walther allait-il disparaître à l'instant?

Il a fait le tour de la table, il m’a prise dans ses bras, il m’a embrassée sur la bouche très tendrement, il a ramassé les feuillets de sa première nouvelle érotique et il est parti sans se retourner. 


Je l’ai retrouvé deux ans plus tard, lors d’une foire littéraire. Il avait publié un premier recueil de nouvelles,  érotiques bien évidemment. Son sourire de Bouddha féroce n’avait pas changé. 


Bazouges sur le Loir, le 7 avril 2024. 


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