Mon père était aveuglément amoureux de ma mère. Elle pouvait dire ou faire ce qu’elle voulait, il l’aimait, la suivait, l’embrassait et tout le toutim. Mon père ne pensait rien par lui-même: il était la voix de ma mère. (1)
J’aimais ma mère mais mon père exagérait d’amour.
Après une séance stéréophonique de reproches sur mon apparence ( 18 ans en 68, vous pouvez imaginer…), quand je rêvais tout éveillé, je fantasmais ma mère, flottant toute droite à un mètre du sol, couverte d’hermine. Pas seulement une bordure comme la reine d’Angleterre, non, tout un manteau d’hermine. C’est ce que mon père a réussi à faire toute sa vie: la mettre sur le podium, plus haut encore que le vainqueur, à une place imaginaire, qui le dominait lui, qui portait juste un petit bout d’hermine au bord des poches. Et puis moi, placé plus bas que la troisième marche du podium. Moi j’étais dans un trou. Et pas n’importe lequel. Un trou inconfortable, trop étroit. Mes pieds ne touchaient pas le fond. Ma tête et mon torse dépassaient du sol. J’étais vêtu d’un jean et d’un t-shirt à l’effigie des Beatles. Heureusement, de merveilleux écouteurs me couvraient les oreilles et distillaient une musique, composée par un de mes amis, que nous avions baptisée « Belgian Mood ». C’était un compromis entre le Jazz et Wagner. Beaucoup plus captivante que les plaintes du duo parental. Lorsque je nous observais tous les trois sur l’écran de mon rêve, je ne pouvais pas imaginer que j’étais leur fils.
Avec le recul, je me demande si j’aimais réellement ma mère.
Je ne me sentais jamais à la hauteur de ses recommandations. Par exemple, pour les vêtements, elle préconisait le blazer, le pantalon de flanelle grise et le loden l’hiver. Pour les amis, ils devaient être bien élevés, de parents rangés et catholiques si possible. Mais il paraît que je fréquentais « des pommes pourries ». Sauf Dick Annegarn. Pourtant, il ne correspondait pas vraiment au portrait-robot de l’ami idéal. Il habitait tout près de chez nous. Sa mère à lui s’exaspérait de morceaux de guitare répétés à l’infini et il venait parfois jouer à la maison. Maintenant encore cela me semble une note étonnante dans la symphonie grise de ma mère à moi.
Par ailleurs, je détestais sa cuisine: des cochonnailles, des plats en sauce, et quasi pour seul légume, des chicons, crus ou cuits, selon la saison. Moi, en mangeant chez des amis, j’ai découvert que j’aimais la roquette, les asperges à la flamande, le quinoa, les patates douces, les pâtes aux coquillages…
Elle ne comprenait rien à ma sensibilité. Petit, je me faisais battre dans la cour de l’école. Elle voulait m’entraîner à me défendre en me proposant de la frapper. Impossible de frapper la Reine-Mère, évidemment.
A peu près à la même époque, quand je lui demandais pourquoi les pelleteuses étaient au fond d’un large trou dans une zone de travaux, elle ne me disait rien de la nécessité de construire des fondations, elle m’expliquait que les pelleteuses se préparaient pour l’hiver, qu’elles creusaient leur refuge contre le froid. Je ne la croyais pas mais je n’osais pas la contrarier.
Un peu plus tard, j’ai tout de même gobé une autre fable: je passais l’aspirateur sur les tapis, un vieux Hoover qu’on appelait aspirateur-balai, plutôt que traîneau comme celui que j’utilise actuellement. Elle me recommandait: « Attention aux franges, tu ne dois pas les aspirer mais il faut les lisser toutes dans le même sens. » Elle insistait ensuite pour que je sois attentif aux trajets de nettoyage: l’engin n’aspirait selon elle qu’en avançant …J’avais oublié cette précision et je m’en suis souvenu récemment en constatant que c’était impossible. Cela m’a beaucoup troublé. J’admire l’imagination mais je déteste la manipulation.
Je n’ai jamais pu choisir une des professions de ses rêves: pharmacien, médecin, ingénieur, professeur. J’ai donc été une déception permanente. Pour ma mère et par ricochet pour mon père qui au fond de lui s’en fichait probablement. Moi, à 12 ans, je voulais être cuisinier sur un navire volant qui aurait des ailes de jonque. Un navire marchand. Avec deux ou trois cabines seulement. Je n’aime pas la foule. Je sentais le vent qui bruissait dans les voiles, le ciel était orange sur une mer vert émeraude, un parfum de citronnelle se mélangeait à l‘air marin. Alors bien sûr, l’école fut pour moi un cauchemar permanent qui ne menait nulle part.
Honnêtement, je crois que je n’aimais pas vraiment ma mère. Mais j’aurais souhaité ne pas vivre aussi désaccordé.
Ma mère lisait Françoise Dolto et un autre psy dont j’ai oublié le nom. Cela me semblait étrange. Et surtout inefficace en ce qui me concernait. J’ai lu les livres de ces deux psy, plus tard, quand j’ai vidé la maison des parents. ( Je me rappelle à l'instant du nom du second: Rogers. Ma mère était fan.) J’ai trouvé ces lectures intéressantes mais je n’ai a posteriori rien reconnu de ces théories très positives dans les attitudes strictes et raides de ma mère.
Dolto était persuadée que les enfants choisissaient leur famille. Comment ai-je pu choisir de naître dans cette famille-là? J’ai beaucoup réfléchi à ce sujet. Je n’ai aucun sens de l’orientation. Il me manque une case dans je ne sais plus quelle partie du cerveau où loge ce sens. J’en ai conclu que mon âme s’était égarée en chemin et s’était trompée de famille. J’aurais dû aboutir chez des poètes, ou des tziganes ou chez les Baladins du Miroir. Tout le monde s’en serait trouvé mieux. .
(1) librement copié du 1er § de "la dernière licorne" de Eva Kavian
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