samedi 27 février 2016

Ma première nouvelle (2013) et peut-être la dernière! ( c'est vraiment difficile à réussir...)



La dernière allumette.



Liatt se souvient de ce bonheur étal, comme la mer. Des moments paisibles et suspendus. La mer, quand elle reprend son rythme, a certainement la mémoire de cet état particulier, lorsqu’elle flotte sans bruit et presque sans mouvement entre le fond d'elle-même et le ciel au dessus d’elle. Liatt se rappelle ces jours avec Todd, il y a longtemps. Ils remontent à la surface,  comme des petites bulles remontent du fond des étangs.
La fièvre la fait parler sans retenue, les yeux fermés.
Sa jeune garde-malade est là, toute proche, silencieuse et attentive.

“Les yeux fermés, je respirais l'odeur de l'eau. Une odeur fraîche et profonde. Elle était faite du souvenir des poissons jolis et paisibles, de la terre des berges, du reflet du ciel, de la mémoire des saisons, des éclats de soleil, des courants chauds ou froids, de l'herbe des rives et du vent qui mélangeait des odeurs d'ailleurs à celles de là-bas.
Todd et moi, nous étions assis au bord de l’étang. La fin de journée était très calme. Todd me lisait « Alice au pays des merveilles » jusqu’à ce qu’il fasse trop sombre.
Plus tard, vers le soir, un silence différent, plus vide, s’installait autour de l'étang. Les hirondelles étaient ailleurs. Nous écoutions le bruit d'eau qu’une oie d'Egypte faisait en farfouillant dans l'étang avec son bec. Elle tournait toujours au même endroit. Elle nous jetait un regard de temps en temps et même à cette distance, nous pouvions voir cet œil maquillé de blanc et de roux, comme sur les fresques des temples de Louxor. Brusquement, l'ambiance changeait , deux ânes se mettaient à braire, un vieil avion à hélices passait au dessus de l'étang, les hirondelles revenaient et, de temps en temps, une carpe venait prendre l’air à la surface de l’eau. L'espace se remplissait à nouveau de bruits: un grondement sourd, une voix d'enfant au loin, le cri d'une poule d'eau.”

La vieille dame a parlé trop longtemps. A présent, le souffle lui manque.
La jeune femme lui offre de l’eau et Liatt ouvre des yeux reconnaissants. Elle boit et s’assoupit quelques minutes.
La chambre est à l’étage. Les murs, les draps et le couvre-lit blancs, le bois sombre du lit, mettent en évidence la seule tache de couleur dans la pièce: la chemise bleu intense de la vieille dame étendue sur plusieurs oreillers. Par la fenêtre ouverte, la jeune femme peut voir le ciel au delà des feuilles et des branches de l’amandier. L’arbre emplit tout le cadre. Une fin d’après-midi, en septembre. La saison des fruits. Les coques duveteuses, d’un vert tendre, se détachent sur les bouquets de feuilles brillantes.
Liatt garde toujours les yeux fermés. Sa voix reprend le cours de ses pensées comme si elle ne s’était pas interrompue.

“Une après-midi d’été, nous marchions entre la touffeur de l'air et la fraîcheur de l'eau. Todd musait un ancien refrain, venu droit de l'enfance, quand tout semble encore possible, quand on peut encore être triste et gai à la fois, quand on ne doit pas choisir. Il était plein d'entrain. Nous avons croisé un vieux cheval qui nous regardait d'un air tranquille en pensant à autre chose. Nous n'avons rien dit pendant longtemps.  J'entendais les pas de Todd, réguliers, assourdis par la terre. Le silence nous enveloppait dans une même étreinte, il s'agrandissait, confortable. C'est son empreinte qui reste là, à faire des ronds dans mes souvenirs. “

Les deux femmes ne sont pas seules dans la maison. Dans une autre pièce, un piano se souvient de Mozart, avec douceur et vivacité en même temps. Les yeux de la vieille dame s’ouvrent, bruns foncés. “Les yeux, comme les coeurs amoureux, gardent la couleur de leur jeunesse.”, se dit la jeune garde-malade.
Une veine de souvenirs conduit à une autre et la vieille dame continue de parler. “Elle parle pour elle-même ou pour moi?” se demande la jeune femme.

“Le printemps s’achevait. Mon coeur frémissait comme mille jeunes feuilles bruissent dans le soleil. Todd se tenait sous un vieil olivier et s’appuyait sur le tronc.   Mille soleils brillants dans ses cheveux me faisait rester là, immobile, à contempler l’arbre, m’abriter dans son ombre, me tenir contre lui, respirer son odeur, caresser ses rides, égratigner ma joue à son vêtement rêche et me dissoudre un moment entre ses bras.
Mon coeur battait vite, il tapait du pied, il dansait, soutenu par la voix de Todd qui chantait des paroles que je ne comprenais pas. Mon coeur était vert et s’enrageait un peu. Il voulait comprendre, puis s’abandonnait. Le vent musait plus fort.
Je me souviens de la couleur de l’herbe, du bourdonnement des abeilles, du parfum des pins tout proches et du trou de soleil au dessus de ma tête.”

A présent, Liatt regarde sa jeune compagne dans les yeux.
“Le bonheur avec Todd, par instant, c’était trop. Trop de bonheur. Un bonheur à faire grincer la peau sous les caresses. Le désir de Todd, c’était le sel de la terre.”
Tant de désir avait surpris Liatt, son corps parlait pour elle, la devançait souvent, savait mieux qu'elle. Elle découvrait ce corps nouveau, il sortait de l'obscurité, il avait donc été là, caché, toutes ces années, habitant secret de sa peau, de son ventre, de ses lèvres. La voix de Todd et ses mains l'avaient appelé dehors, ce corps inconnu, et il était sorti de sa cachette sans timidité, il n'avait même pas dû s'habituer à la lumière. Elle, elle était un peu perdue, mais son corps, c'était comme s'il connaissait Todd depuis toujours. Le corps d'une princesse de l'ombre, qui avait jailli d’elle, cet été là.”

Liatt se souvient de cette saison, chaque détail se peint dans sa mémoire de vieille femme et elle se remet à parler.

“Il faisait très chaud. Chaque mouvement me mettait en nage. Nous nous sommes assis près de l'étang. Je me suis déshabillée et je me suis glissée dans l'eau fraîche. Todd était assis au bord, les jambes ballantes, de l'eau jusqu'aux genoux.
-Todd, c'était son nom d'amour, son nom secret. C'était le nom qui était dans ma bouche comme le jus d'une pêche quand je rêvais de lui. Je reconnaissais le goût de ses lèvres, je percevais la musique de mon coeur qui hésitait, je sentais mon ventre qui chavirait, j’entendais le petit cri du bas qui l'appellait et puis mes hanches basculaient doucement du désir de lui, Todd.-
Todd restait immobile et je nageais avec les hirondelles qui passaient au dessus de ma tête. Elles effleuraient parfois l'eau de leur bec pour boire, certaines y  plongeaient le ventre très rapidement mais aucune n'interrompait  sa danse au dessus de l'étang.
Moi, je sentais l'eau sur ma peau, à chaque instant sa température changeait.  Certains endroits étaient remplis du soleil de la journée.
Croiser ces zones chaudes me rappellait ce que j' éprouvais quand j’étais petite: je faisais pipi dans l'eau du bain, un petit nuage délicieusement  tiède me sortait du corps. J'avais honte et plaisir en même temps.
Je flottais voluptueusement sur le dos, entre le ciel et la terre. D'autres zones d'eau étaient fraîches, presque glacées. Mon pied gauche baignait dans l’eau chaude et ma jambe frissonnait.
-Dans mon corps aussi des plages de chaleurs différentes se côtoient. Quand je touche ma peau, parfois, je le sens. Tout à coup, une zone est fraîche à côté d'une autre presque moite. Je pourrais dessiner la carte climatique de ma géographie intérieure. Mes organes sont comme les planètes du système solaire, certaines glacées et d'autres en fusion. -
Je me suis retournée en me laissant aller dans l’eau et je me suis remise à nager sur le ventre.
....Oh! Une hirondelle! elle est bien téméraire, elle a bu à moins d'un mètre de moi!
Mon pied a touché la vase, mon genou l’a frôlée, je me suis redressée et l'eau m'arrivait à la taille, je m'enfonçais jusqu'aux mollets. La vase était douce. Je sentais sa caresse délicieuse, très tendre sur ma peau.  Je marchais  lentement, je la sentais couler doucement entre mes orteils et le temps changeait de rythme.
Soudain, ce moment merveilleux s’est interrompu: mon pied droit a heurté un caillou  pointu, j’ai levé les yeux et j’ai aperçu le regard de Todd. J’ai compris qu'il n'avait pas cessé de me regarder depuis tout à l'heure et j’ai senti que je rougissais. Même à cette distance, je pouvais voir la tendresse et le désir mélangés dans ses yeux. Ils avaient la couleur de l'étang, précisément. “  

La lumière est plus sourde. La jeune femme est troublée. Elle est assise tout près de la vieille femme qu’elle veille. L’émotion la fait respirer plus vivement, son visage est tendu vers Liatt qui a refermé les yeux. Un oiseau ponctue le silence. Liatt reprend son récit, les yeux presque clos. Il faut tendre l’oreille pour l’entendre.

« Parfois, nous ne pouvions nous voir pendant des semaines. Je me réveillais en imaginant Todd mort, je ne sentais rien, presque plus rien. Il devenait un étranger, je devenais blanche. Je détestais ces jours mornes, ce cœur plat, cette absence grise, celle que j'imagine soviétique, une absence dans un pays où personne n'est vivant. Existait-il réellement cet homme que je désirais tant ? Est-ce que je n’avais pas seulement donné vie à mes rêves ? Ou, si je le croisais à nouveau, est-ce qu’il allait être le même, cet amant si chéri ou était-il devenu un autre, comme tous les autres? Mon désir à moi, était-il mort ou perdu ? Que devais-je faire pour le retrouver, ce désir qui me réjouissait tant ? Fallait-il l’attendre sans trop l’espérer pour ne pas l’effrayer? Le désir est timide quand il s’est égaré. Et puis, la vie changeait de saison, Todd réapparaissait et j’oubliais que le monde avait perdu ses couleurs pendant un moment.»

Tout à coup, la vieille femme s’adresse à sa jeune compagne comme si elle la découvrait :
« Tu sais, du temps de Todd, mon nom c’était Liatt. »
La jeune femme surprise, sourit : «  C’est joli Liatt, très joli. » Elle regarde Liatt avec  tendresse. Les cheveux gris, coupés très courts, le front dégagé, l’arc des sourcils dessiné d’un trait encore sombre, la bouche restée pulpeuse malgré l’âge, et plus bas que la tache bleue de la chemise, les mains petites, carrées, aux ongles plats et roses, posées sur le drap.

“Nous avions un jeu, Todd et moi, reprit la vieille dame. Quand je le retrouvais, je prenais sa main. Je fermais les yeux. Je promenais le bout de son pouce sur ma bouche. Je sentais sur mes lèvres les petites griffes que je ne verrais pas si j'avais les yeux ouverts.
Todd, aujourd’hui encore, si je ne bouge plus, je perçois  ta chaleur, petit chemin au dessus du précipice entre toi et moi. Une caravane circule tout au long des sillons des lignes de ton pouce, une partie du chargement tombe dans les failles et puis le reste du convoi arrive jusqu'à ma bouche et ta chaleur se mélange à la mienne. J'ouvre les yeux, je vois le labyrinthe barré de cicatrices. Je voyage depuis le bord, je franchis des précipices, je m'accroche, je tremble dans les tournants, de plus en plus serrés et j'arrive chez toi, Todd.
Je suis près de toi, de tes yeux, de leur lumière, si proche de toi, que je ne peux voir qu’un seul oeil à la fois, un oeil de joyeux cyclope amoureux. Je suis près de ton coeur, il est partout: dans tes mains, dans tes yeux, dans ton sexe. Je suis tout près de ton souffle: il saute la barrière de ma peau et court dans mon sang. Je suis moi et pleine de toi.”

Le sourire sur le visage de Liatt prend toute la place, jusqu’aux yeux fermés au dessus des pommettes remontées par la joie. De petites rides tapissent les joues, d’autres plus profondes et plus anciennes  prolongent  les fentes rieuses des yeux et ce visage de très vieille femme a un air d’enfant qui savoure un cuberdon: la pâte tendre au goût de fruit s’échappe lentement de l’enveloppe croquante, se mélange à la salive, emplit la bouche jusqu’aux joues, le parfum devient plus puissant encore et laisse en s’écoulant dans la gorge un souvenir si tendre.

Le soir est tombé maintenant et la jeune novice se lève pour allumer la petite lampe près du lit. Elle s’approche et se penche. Son coeur s’effraye. Soeur Marie ne respire plus.
Soeur Marie n’est plus là.

Il ne reste que le sourire de Liatt sur le vieux visage détendu.

mardi 2 avril 2013

Parfum de printemps.




L'air de ne pas y toucher,
léger comme des notes de clavecin,
petites bulles citronnées dans la lumière.

Son goût de jonquille m'amuse la bouche,
il s'étire au grand air, fougère qui se déroule,
au clair de lune, il fait l'acrobate.

Pieds nus, cœur au vent,
l'espace est déjà trop petit:
c'est le printemps qui déboule. 

ELLA




Raconter Ella, c'est vouloir parler de la couleur du vent.
Elle n'est pas belle Ella, elle est piquante, vibrante. Elle a les yeux en feuilles d'oranger, la peau couleur d'ambre. Parfois elle goûte la citronnelle, parfois la poire fraîche et  au creux de son genou, le zeste de mandarine. Ses cheveux jaunes sentent le petit grain. Son nez pointu cherche le vent.
Sans doute elle est née en haut d'une falaise normande Ella, face à la mer, un jour d'avril, froid, sec et clair. Cela lui a laissé un courant d'air dans le cœur et un air de pissenlit étonné.
Petite, vive, toujours entre le ciel et l'eau, Ella c'est une hirondelle qui tourne au dessus de ma tête, frôle mon visage, m'attrape un cheveu, se pose un instant près de mon cœur, repart loin, pousse un cri pointu...
Moi, j'ai le cœur qui bat de travers, j'ai le tournis d'hirondelle et je goûte le vent qui me ramène l'arôme citronné des petits seins d'Ella.  

Microcosme…dans un pot de fleurs.




Tout en bas, c’est chaud, découpé d’ombres, rêche comme une langue de chat ; sur un fond roux palpitent des galaxies presque noires, des petites étoiles blanches s’éparpillent, avec un soleil demi éteint et un anneau de Saturne égaré.
Cela s’arrondit doucement vers le haut pour rencontrer des surfaces vertes, duveteuses, très mobiles, dentelées, fragiles, filigranées de veines plus foncées. Elles voisinent d’élégants cônes ocres, aux petits corps dodus, aux pointes sêchées et flétries.
Tout au dessus, de jolis panaches soyeux  dansent  au vent : trois blancs striés de fuchsia, deux fuchsias bordés de blanc. Au centre de chaque assemblage, de légers et très fins filaments roses. L’un d’eux est plus foncé et s’achève en feu d’artifice.
Tout autour une odeur d’eau fraîche et une poussière de soleil.

La page blanche.




Je m’arrête devant une étendue blanche, douce, sans contours nets.
Je lève les yeux, je regarde vers le bas, c’est pareil partout.

Sur cette page blanche, quelqu’un écrit, de haut en bas, de droite à gauche, des lettres d’un alphabet inconnu, élégant et sauvage. Il se redresse, la page ondule, fait des plis, grands et petits. J’entends le souffle de celui-qui-écrit et peut-être aussi son cœur qui bat.

La page se déchire, se troue, se crève, le rouge jaillit comme un fleuve puissant et coule entre les plis, atteint le bord de la page et disparaît. Les mots qui restent pleurent ceux qui sont morts, engloutis. Dans leurs larmes, des arbres aux feuilles brillantes grandissent vite, très vite.

Une épaisse forêt couvre bientôt la moitié de la page. Celui-qui-écrit ne peut rien voir dessous. Pas une clairière, rien pour jeter un coup d’œil. Sous les grands arbres, à l’abri de la curiosité de celui-qui-écrit, j’aperçois un petit enfant joufflu, à la peau de miel, qui examine un à un, avec une grande attention, les espaces entre ses orteils.

Un homme mince, portant une barbe de plusieurs jours, un uniforme kaki délavé et de grosses bottines noires,  est assis sous un pin. L’air épuisé, il dit:
« Je suis fatigué, j’ai tant marché, j’ai les jambes usées jusqu’aux genoux, les mots de celui-qui-écrit pèsent trop lourd dans ma sacoche et je ne sais où les porter, ces mots rescapés des temps anciens. Tiens! Un très petit enfant qui joue avec ses pieds ! Il est dodu, il rit tout seul. Il fait tout calme autour de lui, comme si le monde l’attendait pour démarrer. »

L’homme se lève, il s'approche. L’enfant l’observe très sérieusement, très attentivement. Il soutient le regard de l’homme. Va-t-il se mettre à pleurer ? Le grand lui sourit gentiment, tout à coup le petit rit aux éclats. L’enfant qui gigote sur le sol,  est si rond, si potelé, si sûr de lui, il rit si franchement : on croit voir Gargantua bébé. L’homme s’assied près de lui, le petit n’a pas peur. Le grand pose son sac si lourd, les mots anciens s’agitent dans le sac. Il sort deux mots, au hasard. Ils sont beaux, je ne les comprends pas.  -Personne ne comprend les mots de celui-qui-écrit.-  Le dessin de leurs lettres n’a pas trop souffert du trajet, je les vois s’étirer, s’épousseter, lisser quelques plis. L’enfant tend les mains, l’homme les lui donne, les deux mots anciens brillent comme des hochets de soleil.

Les mots sautent dans les poings du petit Gargantua, forment des guirlandes de lumière qui filent jusqu’aux arbres, dessinent toute une phrase, les mots de la sacoche les rejoignent et sarabandent avec eux. Mais j’entends un crépitement électrique, je crains pour le bébé, non, tout va bien. Son rire s’étire sur le fil doré des mots vivants qui s’accrochent aux branches entre les feuilles lisses aux reflets éclatants. Les lettres les plus proches de moi s’emmêlent, poussées par le vent. Le vent raconte des histoires  avec les mots de celui-qui-écrit, des mots de fil brillant, des mots dessinés qui font rire les bébés.


mardi 11 décembre 2012

Manolo


Je suis Manolo. Je suis chiffonnier. Toute ma vie dans les odeurs des autres, à trier leurs pelures hors d’usage. Les couleurs des chiffons se sont ternies, à l’exception du rouge, qui reste vif et me surprend. Les loques s’entassent en montagnes incertaines, dessinant un pays aux frontières fuyantes.
La nuit, je reste seul et je me fais un monde peuplé de créatures scintillantes, passionnées, qui crient victoire et lèvent les jambes au ciel. Le matin, il n’y a plus que moi qui les vois, au milieu des tas informes de tissus gris.


            Manolo a quinze ans. Il a les yeux verts et les cheveux bruns, mi-longs, un visage doux, une bouche tendre, une fossette dans le menton. Sous ses vêtements trop grands, il est mince, Manolo. Ses mains et ses pieds sont sales, griffés, ses ongles abîmés. Le jour, Manolo travaille avec obstination, les yeux au sol, il trie les chiffons –tailles, matières, couleurs- il faut aller vite et ne pas se tromper. Pas de pause. Pas un mot.
Le vrai pays de Manolo, c’est la nuit. Un pays coloré, lumineux, aux habitants fantasques. Ils naissent accompagnés des chansons de Manolo, improvisées d’une voix très claire. La nuit, Manolo danse dans les bras des créatures de ses rêves. Sous sa jupe, on voit ses jambes fines. La nuit, Manolo est une fille.


            Malaya, c’est la ville de Manolo.
Ses nuages gris, son ciel étoilé. Sa poussière, son air frais. Sa géographie incertaine, sa cartographie magique. Son silence venteux, sa douceur chantante. Ses montagnes molles, ses grottes chaudes. Ses ruelles tristes, ses détours secrets. Ses habitants mornes, ses danseurs charmants. Ses garçons courageux, ses filles qui respirent. Ses guenilles déprimées, ses paillettes dansantes. Ses silences à hurler, ses opéras nocturnes. Sa grisaille anémique, sa joie colorée. Son train-train épuisant, ses heures de gloire. Son ordre imbécile, sa fantaisie amoureuse. Son avenir prévisible, sa créativité pétillante. Son soleil mélancolique et sa lune qui chante.


            A Malaya, on ne parle que du mariage de Manolo. Aujourd’hui, Manolo a vingt ans. Il se marie demain. Il épouse Asti. Asti est timide. Elle a dix-huit ans. Elle vient de la campagne. Ses yeux sont verts. Manolo ne peut pas en dire grand chose. Un chiffonnier ne fait pas de déclaration d’amour.
Demain, je me marie. Aujourd’hui, c’est la nuit et je parle à la lune. Je lui dis qu’il est beau, que ses yeux sont verts et que ses cheveux sentent bon. Sa voix d’homme est douce et parle à mon ventre. Ses mains touchent mon cœur. Je voyage avec lui dans un pays nouveau où le silence est parfumé, où la terre est chaude et les draps frais, où le temps s’écoule au présent, où les lits sont des îles blanches qui dérivent, où l’eau a l’odeur du champagne, où le pain craque et goûte l’enfance, un pays où je suis nourrie de lait et de miel, un pays où j’accepte que chaque jour soit le dernier.





L'origine de la parole.




La parole est née en Afrique, il y a longtemps. En ce temps là, les mots n'étaient pas encore nés. C'est la plus vieille femme de mon village qui m'a raconté cette histoire.

"Les mots sont nés un jour de grand ennui. Amma, mon arrière-arrière-arrière grand-mère et son mari  Andoumboulou avaient alors quarante ans. Leurs deux fils, Nommo et Yourougou étaient partis aux champs, le village sommeillait, la sieste avait heureusement interrompu la monotonie du jour.
Ce jour là, après l'amour, Amma avait parlé pour la première fois.
Les mots se déroulaient comme des fils de coton, s'assemblaient en torsade, se tissaient comme des bandes de couverture. Parfois Amma hésitait, puis reprenait le fil de ses sensations, comme la navette repart pour tisser la toile. Amma était intarissable et les mots chantaient comme les poulies du métier à tisser. Pressés par le peigne, les mots s'alignaient en phrases et la parole d'Amma se déroulait comme un tissu coloré.
Comme son mari Andoumboulou l'aimait, il la comprenait. Amma lui disait sa tendresse, son plaisir d'être désirée, sa jouissance d'avoir un corps, sa joie d'être si proches. Les mots d'Amma étaient comme des graines de courge qui tombaient dans le cœur tendre de son mari et y germaient. C'est encore toujours ainsi entre les amoureux.
Mais si les mots tombent ailleurs, sur l'aride, sur le rocailleux ou sur l'épineux, la langue fourche et fabrique un tissu de mensonges. "

J'ai aimé le récit de ma vieille amie. Je lui ai demandé: "Et que disait Amma avant la naissance des mots?"
Elle m'a répondu par une longue évocation mélodique qui me faisait percevoir pêle-mêle, le sable brûlant, le poil rêche des chameaux, l'odeur des chèvres, le goût du miel sauvage et celui du natron, le parfum léger du lait caillé,  le réveil dans les cases, la fraîcheur de la rivière d'où les femmes reviennent avec la jarre sur la tête, le ciel pâle avant le soleil du matin, la lumière de la lune, les lèvres du bien-aimé, la langueur de l'amour.


Amma savait exprimer tout cela  sans un mot.
Et son arrière-arrière-arrière petite-fille aussi.