jeudi 14 novembre 2024

Le pari.

 J'ai fait un pari stupide avec mon employé, Gaël. Je suis fleuriste. Gaël est mon assistant et mon livreur. Je ne parie jamais et j'ai bien raison. Mais ce jeune homme enthousiaste m'a fait sortir de mes habitudes. 

Mon gage de perdant, je l'exécute aujourd'hui. Cette après-midi, je dois prendre le téléphérique namurois, aller-retour et poser deux questions à un voyageur (ou à une voyageuse, bien sûr). La première question, c' est: "Quel est votre but en prenant le téléphérique?"( c'est assez banal mais c'est pour t'entraîner, a dit Gaël.) Au retour, la question est hors normes: "De quoi êtes-vous le ou la plus fière dans votre vie?". Pour oser poser cette question, je devrai, avant le retour,  boire un verre de vin blanc au café panoramique de l'esplanade. ( je sais que la vue y est magnifique parce que mon commis a insisté pour que j'y aille.)

Je déplore ce pari. Gaël est un agité. Il travaille vite et parle beaucoup. Je dois parfois lui rappeler d'être soigneux, de remettre à leur place les fleurs inutilisées dans un montage, de bien trier les ordures, de ne pas laisser sur le sol les chutes de tiges et de feuilles. Je n'arrive pas à le convaincre de se laver les mains plusieurs fois par jour. Je le lui ai suggéré pourtant. Il m'a répondu qu'il avait entendu une biologiste parler de l'immunité performante des personnes qui ne se lavaient les mains que deux fois par jour. Une émission sérieuse sur Arte. Alors j'ai décidé de lui acheter un tablier vert foncé. Il s'y essuie les mains sans les laver: les taches se voient moins sur du vert foncé... 

Quand il part, à 19 heures, après avoir nettoyé notre plan de travail et balayé, lorsqu'il ferme la porte en lançant comme chaque jour " à demain Monsieur Dettol!", j'allume la radio. J'écoute "Klara continuo": un moment de calme après le départ de mon sympathique ouragan. Ensuite je vérifie si tout est rangé: les rubans ( une place pour chaque couleur de Bolduc), les sécateurs, les ciseaux. 

Ce pari idiot, qui me vaut de visiter Namur et de poser des questions étranges dans une cabine de téléphérique alors que je quitte rarement Bruxelles et que j'ai le vertige, ce pari idiot date de la semaine dernière. Nous devions confectionner un bouquet pour le voyage de la Reine ( et de son mari) à Paris. D'ordinaire, j'assorti le bouquet à la toilette de la Reine mais cette fois, je n'avais reçu aucune instruction. Je voulais composer un bouquet rose- je crois que la Reine Mathilde porte souvent cette couleur et si c'est autre chose, du vert, du bleu, du blanc, du noir, le rose peut s'accorder. La diplomatie, c'est important dans mon métier comme dans le sien. Gaël a dit:"Non, je parie qu'elle portera un chapeau bordeaux. C'est de saison et c'est la mode cette année!" J'ai parié que non. J'ai perdu. 

Notez que moi aussi je porte des chapeaux. Des casquettes plus exactement. Que j'enfonce sur la pointe de mes oreilles. J'ai honte de mes oreilles, un peu pointues, comme celles des faunes. Je tiens cela de mon grand-père. Des oreilles de faune, cela ne va pas du tout avec mon caractère. J'aime les traditions, la    stabilité, l'ordre. Rien ne me relie à la vie des faunes sauf mes oreilles. Une erreur génétique que je m'efforce de cacher sous des casquettes classiques en tweed ou en coton et lin selon la saison. 

Je suis très préoccupé par ce pari. Je ne peux pas me défiler. Ce n'est pas mon style. Je suis fiable et bon perdant. Je crois qu'il me faudra bien deux verres de vin blanc. Pas moins mais pas plus. 

Le trajet entre la Sambre et la citadelle n'est pas très long. Comment entrer en contact? Je pourrais inventer que je suis journaliste et que j'écris un article sur les clients du téléphérique mais je vais rougir, c'est toujours comme cela quand je mens. Que faire? J'observe mes clients et cela m'aide pour deviner leurs goûts. J'ai l'habitude de leur poser des questions lorsqu'ils ne savent pas quelles fleurs choisir. Je connais mon métier.  Dans la tête, j 'ai un petit calepin qui est devenu assez volumineux avec l'expérience. Je sais ce que les dames de plus de soixante ans achètent lorsqu'elles vont prendre le thé chez une amie, ce que les jeunes amoureux en jeans troué choisissent, ce que les militaires préfèrent, ce que les maîtresses d'école reçoivent... Les deux questions de ce gamin de Gaël sont indiscrètes je trouve, surtout la seconde.  Elles me gênent vraiment beaucoup. Je ne suis pas à mon aise. J'ai peur de la réaction des gens. Je pense à une autre stratégie que le mensonge pour la première question: "quel est votre but en prenant le téléphérique?". Je pourrais simplement  dire: "J'ai perdu un pari avec mon employé- je suis fleuriste- et c'est mon gage de poser cette question:...." Cela me soulage cette idée... Je pourrais préparer deux boutonnières pour remercier les personnes, à l'aller et au retour. Avec une carte de visite. Non, sans carte, c'est mieux. La carte c'est opportuniste. Mais pour la deuxième question, comment faire? De quoi je suis fier moi, dans ma vie? C'est une vraie question de psy ça. Je ne vois pas du tout comment je peux arriver à la poser. Plus j'y pense, moins je vois comment faire... Ah! je me souviens d'un repas de Noël quand j'étais jeune. J'avais un oncle très sympa, oncle Jacques, une sorte d'ovni dans la famille. Il posait d'étranges questions. Qui commençaient toujours de la même façon: "Que répondrais-tu si quelqu'un d'inconnu te posait cette question: bla bla bla", et il posait sa question! J'ai chaque fois répondu. Je vais essayer cette tactique. Sinon, je devrai me jeter du téléphérique et je n'ai pas envie. 

lundi 12 août 2024

le dernier quart d'heure avant...

 Encore un quart d’heure avant d‘entrer en scène. J’aurais dû prendre un livre. Parce que sans cela, je vais penser trop. Je crois que je pense trop. Au début, je n’aimais pas cette pièce. Je l’ai dit à Julien mais Julien, il a son idée et quand il demande notre avis, c’est pour la forme. Il nous en parle quand il a déjà lu cinq fois la pièce, imaginé la mise en scène, choisi qui sera qui… Il dit « Qu’est-ce que vous en pensez? » Mais j’entends bien qu’il se fout pas mal de la réponse. Je ne suis pas rentrée dans le rôle facilement. Une prostituée sympa. Faudrait pas verser dans le style « pretty woman »…Je déteste les clichés, j’aime les nuances et c’est pas facile dans ce rôle là. Je crois que je pense trop.


Je me demande si Jean-François viendra regarder la pièce. Hier soir au téléphone, il a dit qu’il essayerait de venir. Essayer de venir, c’est pas une décision. Si tu dis à ta vieille maman « Je vais essayer de passer cette semaine », elle ne répond pas et tu vois bien que son visage se fige un peu. Elle attend que tu dises « Je peux passer mercredi soir vers 18 heures, est-ce que cela va pour toi? ». Essayer de venir, c’est une réponse d’anguille. Sur Meetic, je rencontre surtout des anguilles. Des bernard-l’hermite aussi, qui n’osent pas. Ou des crabes qui n’ont plus qu’une pince, ou des pattes qui manquent. 

Je pense trop, comme toujours. 


J’aurais bien aimé que Bon-Papa soit encore vivant. Il avait fait du théâtre amateur et il avait gagné deux concours d’éloquence. Il venait me voir chaque fois qu’il pouvait, même quand j’étais marionnettiste. Le lendemain, je recevais un mail. Il m’écrivait ce qu’il avait apprécié dans mon interprétation, c’était précis et nuancé. Il me manque. J’aurais dû le voir plus souvent. Il était casanier Bon-Papa. Mais si je l’avais invité à manger un midi, il serait venu. Il n’a jamais vu mon appartement. 

Je crois que je pense trop, vraiment. 


Il pleut beaucoup. Je ne peux même pas profiter de ma terrasse ce printemps. Dans 15 jours les représentations se terminent. Je partirais bien une semaine. En train. Vers Avignon. Et puis, le bus, vers Uzès. C’est idiot: en France il n’y a plus que les grandes lignes . Pour en sortir, il faut prendre un bus, ça m’énerve. Je préfère le train. Plus de place, on peut bouger. Et le rythme est apaisant. Tandis que le bus, qui essaye de dépasser les camions ( et de nouveau, essayer n’est pas réussir), ça me stresse. Je suis sûre qu’il y a plus d’accidents de bus que de train. 

Je pense trop.


Il est quelle heure? Je n’ai pas encore entendu la sonnerie.Est-ce que Sylvie viendra? Si elle arrive à sortir de son canapé. Sylvie c’est pas une anguille, c’est une moule. Elle est jolie, grande, sexy mais elle ne fout rien. Presque rien pour être honnête. Des sculptures assez moches qu’elle ne vend pas. Elle a aussi été au conservatoire, c’est là que je l’ai rencontrée. Mais après il faut bosser. Accepter des petits rôles, dans des salles minuscules. T’es pas tout de suite une star. Souvent, t’es même jamais une star. Mais si tu vis, que tu manges, que tu joues dans une troupe dans laquelle tu ris de temps en temps, que tu décroches une fois sur deux un rôle qui te plaît, c’est chouette.

Je pense trop, je sais bien. 


C’est la première ce soir. Et c’est la première fois que je joue une prostituée. Il y aura certainement un ou deux critiques dans la salle. Julien en invite toujours. Cette fois-ci je les lirai parce que j’ai le rôle principal. C’est la première fois aussi. J’ai imaginé quel genre de prostituée je serais si j’avais fait ce métier. J’aurais géré moi-même c’est sûr. Je veux bien apprendre quelques ficelles mais je veux être indépendante. 

Et je veux être moi. Même si je pense trop. ( une prostituée qui pense trop, c’est peut-être un handicap pour être tranquille dans cette profession…) 


Les autres quarts d’heure avant d’entrer en scène ne m’ont jamais paru aussi longs. C’est vrai que parfois le temps s’étire beaucoup. Les études de droit que j’ai faites avant le conservatoire pour faire plaisir à papa par exemple. C’était diablement long. Les candi passe encore. Mais la suite, rien que du droit, c’était barbant. Le pompon c’était le droit administratif. En Belgique nous sommes les champions de la complexité administrative. Et les rois des compromis. Traduire un compromis en une règle de droit c’est le génie belge!. Moi, je préfère le génie français des intrigues amoureuses. C’est plus marrant. 

Maintenant, je pense trop et en plus, rien d’original, que des lieux communs…Je fatigue.


Quel bordel ici dans les coulisses. Si je ne fais pas attention, je vais trébucher et me fouler une cheville avant d’entrer en scène. Papa disait « l’ordre est le plaisir de la raison, le désordre, le délice de l’imagination. » C’est vrai qu’ici tu peux imaginer une histoire rocambolesque sans t’épuiser. Tu n’as pas besoin des trucs des ateliers d’écriture pour te stimuler, tout est là devant tes yeux. Tu dois juste deserrer le frein et tu es partie pour écrire quelques heures. 

Ce serait chouette à dessiner aussi tout ce fatras. Faudrait inviter les Urban Sketchers du coin, ils seraient enthousiastes . 

Je pense trop! Penser à papa me rappelle mes erreurs de jeunesse. 

Une des plus graves, c’est d’avoir étudié le droit bien sûr. Cela m’a peut-être un peu organisé la pensée mais c’est un bénéfice très maigre et pas très utile maintenant. 

Une autre gaffe, c’est d’avoir refusé d’aller aux Etats-Unis après ma rhéto. Sous prétexte que j’allais perdre mes copines qui auraient un an d’avance sur moi. Je les ai toutes perdues. Elles étudiaient l’histoire, le grec, le latin, l’économie, je ne les ai plus vues et moi, j’ai continué à mal parler anglais. 

En début d’humanités, en 5 ème je crois, ( on comptait à l’envers, nous) j’ai imité la signature de papa sur un bulletin. J’ai été punie à l’école mais pas à la maison, pas de double peine. Papa a dit «  C’est pas très bien imité, tu devrais t’exercer. » C’est tout. Tout de même, je ne l’ai pas fait deux fois. 


Ah voilà Julien. Je ne veux pas qu’il me parle. Il va me dire « T’en fais pas ma belle, ça va aller! » Il ne dit jamais rien d’autre avant le spectacle. S’il le dit encore une fois, je jure de me venger. 

J’y ai déjà pensé. J’ai trouvé mon tiercé gagnant.

-J’arracherai les pages du dernier chapitre du livre qu’il lit. Si c’est une pièce qu’il nous destine, bingo!

-Je demanderai à Mamadou, mon voisin de pallier, qui est nigérien, de lui jeter un sort. Un bien méchant dont il ne pourra pas se débarrasser. De préférence un sort qui inhibera sa libido. Cela lui fera du repos. Et c’est la spécialité de Mamadou. 

- Après les répétitions, Julien rentre chez lui en train. Il n’écoute jamais les nouvelles. Je ne lui dirai pas si les trains sont en grève.Et il y a des épidémies de grèves ces derniers temps.  


Bon maintenant, je n’en peux plus. Julien a viré le régisseur ou quoi? 





lundi 5 août 2024

Petite cavale et plaisirs minuscules

 31 octobre, veille de congé.« Ma mère dansait toute la nuit et celle de Roberta était malade. » (1)

Roberta et moi nous avions aussi deux pères absents qui vagabondaient entre les flics et les revendeurs de cocaïne du port d’Anvers. On a filé en douce de l’internat, sans claquer la porte, personne ne viendrait nous chercher… 

Il faisait froid, le ciel nous tombait sur les épaules, j’avais oublié mes gants, Roberta avait mal aux dents. -Roberta mange des tonnes de caramels anglais aux couleurs criardes que seuls les insulaires peuvent supporter. Son père lui en envoie régulièrement. Je ne connais rien qui colle plus aux dents que ces trucs là. Les jeunes dentistes devraient en déposer un pot dans les bibliothèques communales. Et l’approvisionner. -

Notre but était la gare, pour prendre un train vers Blankenberg. 

J’y avais été petite. Je n’en avais aucun souvenir mais j’avais une photo de moi, avec un fichu rouge à pois blancs, assise à coté d’un énorme tas de sable. Ma mère disait que c’était mon père qui l’avait fait pour moi. J’avais un peu de mal à la croire. Il n’était pas sur la photo mon père. Mais elle non plus.

Je ne sais pas pourquoi Roberta avait accepté cette destination sans protester. Elle est rarement d’accord avec mes propositions. 


L’aventure avait bien démarré. Nous avions assez d’argent pour prendre le train et il est arrivé à l’heure. Il faisait bien chaud dans le wagon où nous nous sommes installées. A peine assises, une dame aux cheveux gris nous a offert deux gaufres et de la tisane. Son grand thermos vert était décoré de fleurs. Le bouchon de liège était encapuchonné de métal argenté.La tisane avait un goût de Noël au coin du feu. Roberta a oublié son mal aux dents. Moi j’étais aux anges.

Dans notre wagon, après avoir bu notre tisane, nous avons découvert un autre voyageur. Un monsieur qui aurait pu être notre grand-père. 

Enfin, c’est une supposition parce que ni Roberta ni moi n’avons connu nos grands-pères. Nous nous racontions le soir, au pensionnat, les légendes familiales transmises par nos mères à leur sujet.Ces quatre grands-pères mythiques nourrissaient notre imagination. Roberta les dessinait dans son carnet. Elle les dotait de costumes fantasques qui soulignaient leur audace. Elle aimait particulièrement les vêtir en pirate ou en explorateur. Eux aussi n’avaient pas été souvent à la maison. Une généalogie d’absents téméraires et frondeurs. 

Ce vieux monsieur devait venir de loin. Devant lui, sur la tablette accrochée sous la fenêtre, il avait déposé un grand plateau sur lequel un puzzle était déjà réalisé aux trois-quart. Les pièces restantes étaient éparpillées sur la surface libre, les rebords du plateau les empêchaient de tomber lors d’un arrêt trop brusque. Il y avait un blanc au milieu de la partie déjà réalisée. Notre compagnon de voyage ne bougeait pas. Son regard était fixé sur les pièces qui n’avaient pas trouvé leur place. Soudain, je vis son visage s’animer, sa main gauche prendre une pièce et la poser dans le vide qui l’attendait. Il a relevé la tête pour la première fois depuis notre entrée dans le wagon et il nous a souri. 


J’ai imaginé illico que cette scène était de bon augure: nous allions trouver un endroit pour loger!

Trouver une pièce de puzzle que l’on cherche depuis longtemps est certainement un présage aussi positif que ce que les romains pouvaient lire dans les entrailles de poulet…et moins dégoûtant! 

Mon idée la plus réaliste pour passer cette nuit au sec et peut-être au chaud était de squatter un petit voilier dans le port de plaisance de Blankenberg. A cette saison, les propriétaires ne les utilisent pas. 


Après avoir salué nos anges gardiens, à la sortie de la gare de Blankenberg, nous nous sommes arrêtées au bord d’un entrelacs gigantesque: pistes cyclables, routes, rails de tram, un méli-mélo aussi embrouillé que mes pensées. Où était le port de plaisance? La nuit tombait. Il nous fallait absolument dormir. Dormir pour calmer nos deux âmes inquiètes qui commençaient à brailler: je les entendais clairement en regardant les yeux de Roberta s’agrandir dans la pénombre.

Une voix troubla mes ruminations. J’ai baissé les yeux et j’ai découvert, à un mètre cinquante de notre duo menacé par la défaite, un nain, en short bleu marine. Il portait un pull à rayures et une casquette de marin. Il a dit : » Hebben jullie iets nodig? » L’internat wallon laisse à désirer pour les autres langues. Le nain souriait. J’ai répondu en français : «  Nous cherchons le port de plaisance,  les voiliers. » Silence. J’ai eu un flash et j’ai dit « parking zeilboot » . Il a tendu la main en disant «  Baraka », nous on a dit « Roberta «  et « Victoria » à tout hasard. Il a fait un signe avec l’index gauche pointé, il s’est tourné vers nous et il a démarré d’un pas allègre. J’ai pensé au vieux qui avait trouvé sa pièce de puzzle et j’ai dit à Roberta: « Viens, on y va. »


Je ne me souviens plus du trajet. Je me rappelle seulement avoir remarqué que les pavés étaient différents, dans plusieurs tons de gris, sous la lumière des réverbères, et que les plaques d’égout étaient très banales. Toute mon attention était fixée sur le nain qui filait à bonne allure. Il faisait de plus en plus noir. J’ai entendu un bruit de vaguelettes, le grincement des cordes d’amarrage, les claquements de celles qui hissent les voiles. J’ai reconnu l’odeur de l’eau du port, sa fraîcheur dans l’air que nous respirions. Le bruit de nos pas était différent. Nous avancions sur une coursive en bois. Son balancement suivait le rythme de notre marche. Le nain nous a indiqué du doigt un petit voilier du nom d’Ulysse. Il nous a fait signe d’y monter. Sur le pont, tout près d’un t as de toiles épaisses, pendait un large hamac. J’ai pensé: « Nous pourrions dormir là toutes les deux. Je ne savais pas que les nains avaient des prédispositions pour la télépathie et la solidarité . J’ai lu quelque part «  Toute personne qui tombe a des ailes » (2) Ce nain est un ange! Pourtant, c’est nous qui allions tomber. »

Le nain a profité de ce moment d’introspection pour disparaître. C’est facile pour un nain discret et modeste.


Roberta et moi on a soulevé une toile, on l’a pliée en deux, on l’a traînée jusqu’au hamac, on a grimpé dedans, on a tangué pas mal et cela s’est bien terminé. Sous la toile, nous avions chaud. Nous baignions dans son odeur: un mélange de poussière, de sel et de souvenir de soleil. Les cheveux de Roberta me chatouillaient la joue gauche, il n’y avait pas d’étoiles, j’ai décidé de ne pas craindre la pluie. J’aurais voulu faire le point avec mon amie sur nos forces, nos inquiétudes et notre avenir mais elle dormait déjà. J’ai sombré. Je ne me souviens pas d’avoir rêvé. 


Le lendemain, c’était un dimanche. Un double dimanche puisque c’était le 1er novembre. Depuis toujours Roberta et moi, nous aimons les dimanches. A nous deux, dans l’internat déserté, un monde nouveau s’ouvrait, comme celui d’Harry Potter dans la faille entre les quais 9 et 10 de la gare de King Cross. L’internat, ses règles menaçantes pour nos imaginations, sa langue pauvre et rêche, nous donnait de l’asthme, nous coupait les ailes. Chaque dimanche, nous avons refait le plein de forces invaincues, nous avons soigné nos genoux écorchés par l’amertume, nous avons vogué fièrement sur des océans de rêves. Nous voulions rencontrer des princes charmants, bien plus chanceux que nous, qui auraient des parents heureux et riches, qui nous entraîneraient dans leurs familles pleines d’aventures joyeuses et de projets palpitants. Roberta s’inscrirait à La Cambre et moi j’aurais déjà gagné le troisième prix d’un concours de nouvelles. On courrait  vers une vie qui nous ressemblerait plus. 

Et la vie, ce dimanche matin, elle ressemblait à quoi?


Il fallait quitter le port de plaisance avant l’arrivée possible d’un gardien ou d’un propriétaire de voiliers. Nos ventres gargouillaient. Nous avons rangé la toile, compté nos sous. J’ai refait la tresse de Roberta pour qu’on puisse entrer dans une boulangerie sans que la patronne appelle les flics. Il y avait un brin de soleil. Nous avons projeté de prendre un petit déjeuner face à la mer et de décider de notre avenir le ventre plein. 



(1) première phrase de "Récitatif" de Toni Morrison

(2) moi je me souviens seulement de l'auteur: Ingeborg Bachmann


samedi 20 juillet 2024

Moi

Moi, dedans 

Poussée dans l’escalier,  

A chaque marche écorchée,

Cris salés.

Moi dehors

Assise près de l’araignée,

Dans le coin, racrapotée,

Cerveau anesthésié.




Moi dedans

Désert froid

Hurlement de louve

Capturée, ligotée.

Moi dehors 

Bandeau de condamnée

Mitraillette enrayée 

Fureur à blanc.




Moi dedans

Bourgeon de courage

Braise attisée

Colère épicée.

Moi dehors

Yeux d’orage

Coeur Cheyenne

Langue agile




Moi dedans

Tanière au soleil

Vent doux, clairière

Pierre polie

Moi dehors

Sourire d’elfe

Danse de louve

Rire sauvage


une histoire sans fin

Sur le quai,

Grand, grand le vent, 

Tu es là, tu m’attends,

Chapeau, parapluie,

Noir, noir, l’espoir.


Je tremble, je souris.`


Inconnu apprivoisé,

Bonjour, bonjour balbutiés,

Corps touchés,

Corps amarrés,

Gris, gris, joli!


Je tremble, je souris.


Partons, partons gaiement,

Mon bras sous le tien, charmant.

Marchons dans le vent

Deux pas pour moi,

Un seul pour toi. 

Blanc, blanc, amusant…


Je tremble, je souris.


Assise en face de toi,

Perdue, éperdue d’émoi,

Tes mots goutte à goutte,

Je les avale, liqueur de doute,

Rouge, rouge de joie, parfois.


Je tremble, je souris.


La nuit, le vent, grand le vent,

Ton chapeau vole,

La gare, nos mains,

Il y aura-t-il un lendemain?

L’espoir est noir, très noir.


Je tremble, je souris,

Tant mieux, tant pis. 


Clara

Clara, Clarinette,
Tu chantes à tue-tête,

Tu souris entre tes fossettes,

Tu joues au basket.


Clara,

Aubergines au curcuma,

Crumble aux rutabagas,

Enfin,  chocolat,

C’est ton repas d’apparat!


Clara, Clarinette,

Galipette et trottinette,

Musiquette et fiesta,

Tu préfères la trompette,

Ou bien l’harmonica?


Clara,

Festin de joie, 

Parfum de réséda,

Coquin d’halleluia,

J’aime tanguer avec toi!


Clara, Clarinette,`

Où allons-nous faire la fête?

Attiser nos conquêtes?

Jouir d’être imparfaites? 

Ameuter les fliquettes?`

Chiffonner nos voilettes? 


vendredi 24 mai 2024

Le petit Patapon

Voilà, c’est chaque fois pareil. Jules veut m’accompagner pour faire les commissions. Au bout de cinq minutes, on croise un gars avec qui il va à la pêche, ils papotent, je décide de continuer seule parce que la liste des courses est longue et … on se perd. 

Avant, quand les parents vivaient encore, c’était eux qu’on rencontrait, une fois sur deux. Jules se cachait derrière un pilastre parce qu’il ne voulait pas parler avec mon père. Une querelle qui avait démarré avec le coup de boule de Zidane…Moi cela me stressait. Je parlais aux parents en surveillant Jules qui dépassait du pilastre. Je me disais que maman finirait par remarquer mes coups d’oeil inquiets. Je ne répondais qu’à moitié à ses questions, elle terminait toujours la conversation par « Mais si, je t’assure, tu as vraiment l’air fatiguée. »

Après, Jules et moi on s’engueulait. Il essayait de s’en tirer en disant: « Allez viens, on va acheter un panettone et du Prosecco et on fera la fête ce soir, mon petit Patapon. » 

Aujourd’hui, le petit Patapon est là, derrière son caddie, avec son balais Veleda et son seau magique. C’est encombrant ce truc. Je dois le porter, impossible de le déposer dans le caddie.

Et je dois encore chercher des poivrons et du jambon de Parme, et puis retrouver Jules, avant les caisses.


Il nous manque des timbres aussi. Y en a pas aux caisses. Ils ont préféré vendre des cigarettes.  Je n’aime pas les timbres du roi Philippe. Les rois, sur les timbres ou les pièces de monnaie, ils doivent être de profil et regarder vers la gauche. C’est la tradition. Y a pas eu d’exception depuis que la poste existe et tout à coup, sous prétexte de modernité, Philippe est de face, souriant comme s’il allait me causer de Mathilde et des enfants. Non! Les rois ça doit embrasser les enfants lors des bains de foule et garder ses distances sur les timbres. Point. 


Les poivrons, c’est au rayon légumes, pas trop loin des caisses. Mais le jambon de Parme, c’est à la boucherie ou dans les spécialités italiennes? Et pas de Jules à l’horizon.


Jules a travaillé aux chemins de fer. Au début de sa carrière, y avait pas encore de Ravel et la SNCB n’avait pas revendu les petites gares. Elles n’étaient pas encore transformées en maisons originales, photographiées dans « Femmes d’Aujourd’hui ». Moi je m’en fiche du Ravel entre Namur et Jodoigne. Je n’ai pas de vélo pour pédaler sur le Ravel jusque chez Marie-Jeanne. Si je veux boire un café avec elle, je dois trouver quel est le bus qui va à Jodoigne? Et sur quel quai de la nouvelle gare des bus de Namur il stationne?Je ne m’en sors pas avec l’application et devant le bureau des TEC, il y a une file jusque sur le trottoir. (preuve que cette appli c’est du bidon!)


Au croisements des allées, toujours pas de Jules. Cet homme a un don pour se faire désirer. Je passe mentalement en revue quelques options. 

-l’appel au micro: « Madame Jules Petit attend son mari à la caisse n° 3. » A éviter. Cela va le mettre de très mauvaise humeur, il va dire que je l’infantilise, ou, à l’inverse, que je ne peux jamais m’en sortir sans lui, qu’il n’a pas le droit de respirer, de causer avec ses potes. Je connais la scène presque par coeur, y compris les variantes. 

-les signaux de fumée: j’aimerais bien, j’adore faire du feu -lol-. Mais je connais le gérant, il a des oeillères, aucune fantaisie, il va faire un esclandre. Je renonce.

-prier St Antoine: je doute que cela fonctionne, Jules n’est pas un objet perdu. Et si jamais le résultat était positif, Jules serait vexé et me ferait la tête au moins pendant deux jours. Trop risqué.

-des incantations chamaniques: Jules a un petit côté New Age que je déteste, cela pourrait l’attirer. Je n’ai jamais rencontré qu’une seule chamane, lors d’une incroyable cérémonie de pleine lune dans le jardin de Juliette: je n’avais pas oser décliner l’invitation. Elle a chanté et prié au milieu de nous, toutes en cercle, pour que les plantes poussent, que les arbres donnent des fruits, que Anne retrouve la santé et Christine son chat. Moi je pensais: « Zut, on va devoir revenir pour entretenir le potager, cueillir les fruits, faire des confitures… » Je ne sais pas où est passé cette chamane et j’étais trop distraite lors de la cérémonie pour avoir retenu la moindre incantation. 


Ah! Je vois la grande échelle! Elle est là au milieu de l’allée centrale, sous un néon géant qui est éteint. Je pose le balai et le seau magique à côté du caddie et je grimpe. Heureusement, je suis en pantalon. J’ai un peu le tournis. A combien de mètres je suis, là? Cinq ou six je crois. Au moins. Je balaye l’horizon calmement pour ne pas avoir le vertige. Jules est là, au rayon des spécialités italiennes. Il tourne la tête à gauche, à droite. Il avance. Retourne la tête. Il fait quelques pas de côté. Regarde derrière lui. Il cherche le jambon de Parme? Ou moi?   

lundi 13 mai 2024

Une sorte de variante du suicide assisté

 « Trouve ce que tu aimes et laisse-le te tuer » Bukowski


Je me demande à quoi je suis le plus accro?

A l’alcool,

Au sexe, 

Au piment,

Aux idées.  (1)


 Je suis accro à tout cela moi, sauf au piment. Tant d’addictions me donnent peu de chance de mourir centenaire, heureusement: je veux finir à l’heure, sans traînasser. Pour mourir dans de bonnes conditions, il est utile d’avoir plusieurs cordes à son arc. Je pressens déjà que j’aurai bien besoin des trois. 


Je pense que l’alcool n’est pas l’option idéale pour moi. Avec les années, le vin blanc m’empêche de dormir et je digère de plus en plus mal le vin rouge. Je ne veux pas m’imposer une mort par insomnies ou par nausées. Mourir n’est déjà pas vraiment rigolo, alors…Il me reste les bulles. Je les digère bien et elles me mettent en joie. Mais le champagne est hors de prix. Sauf à hypothéquer ma maison et à priver mes enfants de tout héritage, je n’ai pas les moyens d’arriver à mes fins. Et mourir au cava, c’est « cheap » dans mon imaginaire. Si j’arrivais à surmonter toutes ces difficultés, mourir uniquement par l’alcool resterait une fin tragique: je devrais me saouler seule, chaque soir, en face de mon chien sympa qui n’y comprendrait rien. Je n’y renonce pas tout à fait mais cela ne suffit pas pour mourir dans un confort joyeux.


Comment mon addiction au sexe pourrait-elle me tuer?

C’est un sujet vraiment difficile à aborder en atelier d’écriture ( c’est là que j’écris ceci). Je vais devoir lire mon texte à haute voix et je ne suis pas certaine de terminer la page. Une telle introspection sur un sujet intime et délicat, c’est risqué si je veux continuer à participer à l‘atelier…  Je n’aurais pas dû être aussi franche. Comme d’habitude, je n’anticipe pas assez les conséquences. Pourtant les morts potentielles que j’entrevois me font rire ou sourire. Mais décidément, je n’ose pas décrire ces morts secrètes, sensuelles, enivrantes ou drôles. C’est mon partenaire qui sera à plaindre, moi, je ne serai plus là.


Ma dernière addiction, celle aux idées, pourrait me tuer plus certainement que les deux précédentes. Mais plus lentement sans doute. Pour réussir brillamment, j’ai besoin d’un accessoire indispensable: un partenaire fiable. Les idées ne me viennent qu’en parlant à quelqu’un. A un homme de préférence. Qui ne doit pas être celui du paragraphe précédent. Les second rôles difficiles ne doivent pas tous peser sur la même personne et je souhaite que mes partenaires d’échanges restent en vie. 

Cette passionnante marche vers la mort grâce à mon addiction aux idées serait palpitante. C’est une drogue douce et sans limites, aux effets imprévisibles. Je pourrais enfin me laisser aller à collectionner les idées saugrenues, fulgurantes, poétiques, tendres, rigolotes, fantaisistes, inédites… Leur flot serait soutenu par les réparties courtes et pertinentes de mon compagnon. Son rôle est ingrat. Mais après tout, c’est moi qui doit mourir, pas lui. Il est impératif que cet homme soit perspicace, patient, ingénieux. Capable de relancer ma créativité en cas de panne. Fidèle au poste, il doit soutenir l’intensité du processus. Les idées doivent jaillir sans coup férir, leur débit peut varier mais l’écoulement  ne doit pas tarir pour pouvoir en mourir dans un délai raisonnable. 

A l’instant, mes questions s’accumulent en avalanche:

A quel moment et dans quelles conditions vais-je entrer dans une transe initiatique, une ébullition de neurones, un chaos créateur et mortifère à la fois?

Dois-je continuer à me nourrir? A dormir? Comment ne pas ralentir le processus mais au contraire le magnifier, l’accélérer, l’embellir?

Peut-être faut-il se retirer dans un lieu tranquille, à l’abri des distractions?

Devrions-nous enregistrer les conversations sous cette tension mortelle pour que la science en tire quelques bénéfices? 

Quels sont les processus chimiques et psychiques qui pourraient mener à la mort par excès d’idées? 

Est-ce que les idées foisonnantes finissent par prendre des couleurs?

Leur long jaillissement -je n’imagine pas mourir très rapidement de cette façon- devient-il de plus en plus chaotique ou au contraire involontairement presque symphonique? 



J’appelle Fons. Il est flamand et très fiable. Le partenaire idéal  pour cette troisième addiction. Pour la seconde, une recherche sur un site de rencontre s’impose . Quelle corvée! ( la recherche, pas l’addiction). Ma première addiction peut accompagner les deux autres, joyeusement!



(1)  Charly Delwart. « Que ferais-je à ma place? » J’ai oublié de noter la page. Tout est drôle dans ce livre!



samedi 11 mai 2024

La première nouvelle de Walther

 J’étais au Lunch Garden de Namur. Je relis et réécris souvent mes textes dans cet endroit. Tout y est tellement banal et convenu que je ne suis distraite par rien. Sauf, ce jour là, par un homme de mon âge, de taille moyenne. Il portait un pantalon et un t-shirt bordeaux, une chemise à carreaux bordeaux et beiges et une sur-chemise en coton beige.  Il a quitté sa chaise, il est venu vers moi avec un sourire qui lui donnait des yeux coquins et il a dit avec un terrible accent qui venait du Nord ou de l’Est: « Bonjour! Je suis Walther. Avec un h. » Un peu éberluée, j’ai dit: «  Bonjour. Moi, c’est Patricia. Je ne connais que des Walter sans h. »

Sa réponse a fusé: « Les Walther avec h, c’est une branche plus riche que les Walter sans h. J’ai beaucoup écrit dans le passé. Des rapports d’études, des compte-rendu de recherches, des articles scientifiques. J’essaye autre chose maintenant. Vous écrivez aussi je vois. Quoi? Nous sommes deux alors! »

Je me suis aperçue à ce moment là qu’il portait à l’annulaire droit une chevalière sans armes. J’étais tellement intriguée par mon observation que j’ai pris quelques secondes pour répondre à une question qui ne demandait en réalité aucune réflexion préalable: « Je retravaille ici ce que j’écris en atelier d’écriture. » Walther a dit: « Ah oui! Intéressant. Est-ce que vous écrivez des textes érotiques? » 

La question était inattendue. J’ai pensé: « Waw, cet homme est déterminé et audacieux! »

Parce qu’il continuait à sourire en me regardant presque tendrement, j’ai répondu: «  Pas tout à fait. Plutôt sensuels je dirais. » 

Sans me demander mon avis, il a reculé immédiatement la chaise qui était en face de moi, de l’autre côté de la table, il a repoussé de sa main droite-celle de la bague justement- les quelques grains de sel éparpillés devant lui et il a déclaré avec une sorte de confiance étonnante qui m’a séduite : « Je crois que vous pourriez m’aider. Je voyage à travers l’Europe et j’écris ma première nouvelle érotique. Je peux assez facilement écrire la partie qui concerne un jeune homme dans un train. C’est plus difficile pour ce qui se passe dans la tête de sa voisine qui est occupée à le dessiner. Elle a à peu près votre âge cette dame. Je ne suis pas certain de percevoir les fantaisies secrètes des femmes en matière d’érotisme. Et je veux que ma nouvelle soit bien accrochée à la réalité. J’aimerais vous poser des questions. Mais d’abord je veux vous lire ce que j’ai déjà écrit concernant le jeune homme. »

Les processus d’écriture m’intéressent toujours. J’étais intérieurement d’accord et pour la lecture et pour les questions et Walther l’a lu sur mon visage. 

Il s’est levé, il a été chercher une liasse de feuilles couvertes d’une petite écriture serrée et il s’est de nouveau assis en face de moi. Il a commencé à lire posément, avec expression. Son texte était découpé en deux parties très distinctes: une description concrète de ce qui se passait entre les protagonistes d’abord sagement éloignés l’un de l’autre et une évocation sensuelle des fantaisies érotiques du jeune homme pendant le début de l’épisode. Ensuite, la dame se levait, se rapprochait du jeune homme et la situation devenait franchement érotique. La description très concrète de leurs gestes se poursuivait. 


J’aurais voulu connaître les pensées et les intentions de la dame. Je pouvais m’identifier à elle, je dessine aussi dans les trains. ( Bien que…moi, je ne fais que dessiner. Parfois mon imagination s’égare un peu mais pas beaucoup plus loin que mon dessin.) 

A la fin de sa lecture, j’ai complimenté Walther sur la qualité de son écriture et je lui ai dit que je pouvais imaginer la scène dans le train. Il a tout de suite demandé s’il pouvait me poser des questions. La situation m’amusait et m’intéressait. L’audace de cet homme intrigant m’étonnait. J’ai dit oui.


La première question concernait la stratégie de la dame pour s’approcher du jeune homme. J’ai réfléchi un moment et j’ai répondu:” Cette dame va d’abord…etc… » Walther a interrompu ma proposition en disant: «  Non! Pas cette dame! Vous! Qu’est ce que vous auriez fait vous? »

Diable d’homme! Quel culot! Mais son sourire de Bouddha féroce a balayé mes hésitations et j’ai avoué en souriant moi aussi ce que j’aurais fait dans cette situation. ( qui pourtant ne s’est jamais produite pour moi mais l’imagination pallie le manque d’audace du destin!)

Les questions suivantes de Walther ont suivi les étapes de l’histoire érotique de l’étudiant et de la dessinatrice du train. J’étais prise au piège de sa curiosité. C’était à la fois oppressant et sensuel. ( je suis une spécialiste des ressentis paradoxaux, je le sais!)

Pour échapper à ses questions, je ne pouvais que me lever, ramasser mon cahier et mes stylos et partir. Cependant,  la sensualité des échanges avec cet homme étrange et attirant me laissait rivée sur ma chaise. Ses yeux ne me quittaient pas un instant. Son intérêt pour moi me semblait tout à  fait dépasser celui d’un écrivain pour son personnage. Je ne me suis pas levée. Pour me rassurer j’ai pensé: « Je suis une habituée  du Lunch Garden. Lui, non. Je ne le reverrai jamais. » J’ai donc continué à répondre aux questions de Walther. J’étais interrogée sur ma sensualité et mes choix érotiques, dans un Lunch Garden petit bourgeois très rangé , par un étranger qui me fascinait! C’était troublant et délicieux. 


A la fin de ce jeu littéraire et sensuel, Walther s’est levé brusquement. Surprise, je me suis levée aussi. Mon estomac a fait un bond vers le bas. Walther allait-il disparaître à l'instant?

Il a fait le tour de la table, il m’a prise dans ses bras, il m’a embrassée sur la bouche très tendrement, il a ramassé les feuillets de sa première nouvelle érotique et il est parti sans se retourner. 


Je l’ai retrouvé deux ans plus tard, lors d’une foire littéraire. Il avait publié un premier recueil de nouvelles,  érotiques bien évidemment. Son sourire de Bouddha féroce n’avait pas changé. 


Bazouges sur le Loir, le 7 avril 2024.