samedi 14 janvier 2023

Un homme à la mer!

        Il est 23 h, dimanche soir, le 30 mai. Esteban ne dort pas, il est assis sur le pas de la porte du n° 82, rue Gray. Il a sorti une chaise. Eva le hante. Il garde les yeux fermés, il revoit ses cheveux noirs qui tombent sur ses épaules, il se souvient de ses seins et du goût de sa bouche, de sa peau de miel et de sa voix grave. Il est noyé dans sa nostalgie, perdu au large de sa tristesse...    

    Une odeur de pizza fait exploser l'image de la belle Eva: Esteban se rappelle qu'il peut avoir faim et peut-être même envie de manger. Ce n'est plus arrivé depuis des jours.

Tout à coup, le locataire du 1er, Paolo, déboule sur le trottoir. Paolo s’en va, il prend l'avion dans une heure trente, il va le rater s'il s'arrête, il court vers le taxi. Son tout petit sac à dos jaune fait une drôle de tache sur son blouson de cuir. Est ce qu'il a éteint le four avant de partir au moins? pense Esteban, parce que c'est sûrement chez lui la pizza!  Paolo est ailleurs déjà. Mais il va où Paolo? Il n'a pas eu le temps de le dire. Le taxi est reparti. Un taxi jaune comme ceux de NY. 


Eva. Elle pourrait être à NY, chez sa sœur, au bord de l'Hudson. Sa sœur est riche, elle vit dans un grand appartement. Depuis la terrasse qui surplombe presque le fleuve, Esteban devine la présence de l'océan. Le vent anime les cheveux d' Eva, leur parfum lui remplit les narines, un mélange de shampoing et de Paloma Picasso, un souvenir sucré et frais. 


     Le portable d' Esteban sonne: à cette heure-ci? C’est peut-être Eva. Avec le décalage horaire, ce serait possible. Son doigt tremble un peu en poussant sur le bouton . Zut, c'est madame Garadian, la nouvelle locataire du troisième. Elle a quitté son mari il y a trois mois. Esteban doit tenir l'appareil loin de son oreille, elle parle fort, vite, elle est fâchée, plus que fâchée, démontée, une furie barbare. Il imagine sa grande bouche, ses yeux maquillés - sont-ils encore maquillés à 23h17? - il n'entend pas ce qu'elle dit, ce qu'elle crie. Il pense aux yeux verts d'Eva qui devenaient gris quand elle lui faisait des reproches , des chapelets de reproches, longs comme des neuvaines, longs comme les trois messes de Noël de son enfance espagnole: il n'écoutait pas le prêtre , il s'endormait, sa sœur le pinçait, sans que sa mère ne s'en aperçoive. Esteban perd le fil de la messe, des griefs d'Eva, il sursaute, il entend madame Garadian crier dans le téléphone : " Mais c'est vous le concierge, faites quelque chose, nom de Dieu! " 



    Esteban referme son portable, hébété. Trop de femmes en colère, trop d'yeux gris-verts, trop de panique. Son cœur fait un bruit nouveau qu'il ne connait pas et qu'il n'aime pas. 

"Eva... Je vais mourir peut-être. Ce soir même... Mourir de chagrin, est-ce que c'est plus douloureux que mourir de peur? Ou mourir d'un coup de machette?Ou mourir étouffé, dans un satellite qui n'arrive plus à revenir sur terre?"


Non, sa mort à lui, Esteban, c'est pire que tout cela. Son agonie, elle a commencé il y a quinze jours, quand Eva n'est pas revenue de chez le coiffeur et qu'il a trouvé la garde-robe vide, comme dans les romans à 50 centimes. 

Sa mort à lui, c'est une mort très lente, un lamento après un allegro. 


Eva, il l'imagine parcourant la planète, filant vers sa gloire, fendant les océans  comme une proue de caravelle, les seins en avant, le sourire aiguisé, les yeux de pierre taillée. Lui, il se sent misérable, informe, pesant. Et aussi terne, poussiéreux, gris. Même pas gris, blanc plutôt. Blanc. 

  

le canapé magique

Dans le hall d’un vieil Hilton, je découvre un canapé de deux mètres de long. Plus de deux mètres, peut-être. Un canapé baroque, sexy , un canapé de vieille pute distinguée. Couvert de velours rouge magenta, un rouge qui va bien à l'ambiance inattendue de cet hôtel . Le dossier est tout en courbes voluptueuses, étonnantes. 

Le pli qui marque la rencontre entre le siège et le dossier est extraordinaire. Je l’examine avec attention. Aux deux extrémités de ce pli, mon regard s'enfonce dans des espaces vides, en forme de gouttes. Au travers de ces vides si féminins, si je m’approche, je peux apercevoir une toute petite partie du sol à l'arrière du canapé. Ces vides m'hypnotisent et m'attirent irrésistiblement: mes doigts aussi passent au travers, en frôlant les bords doux et tendres, et j’aimerais caresser le décor, de l'autre côté. 


L'assise  est si large que pour nous asseoir, ( j’écris « nous », parce qu'il est impossible de survivre seule sur un canapé de cette sorte quand, à deux, on a déjà  le sentiment d'être une île minuscule, perdue dans un océan magenta: deux, c'est le nombre minimum pour ne pas y perdre la tête et se noyer. J’ai donc été obligée de trouver un complice courageux pour partager l’aventure. Un homme qui comprenne qu’il a pour mission temporaire de m’aider à affronter un péril inédit et fantastique. L’heure tardive et le lieu ont  été propices: un vieux et brave navigateur de rêves cabote dans le hall de ce vieil Hilton à 11 heures du soir. Il m’a suffi de lui dire: « J’ai peur de m’asseoir seule sur ce canapé fantasque, voulez-vous m’accompagner un instant? ») pour nous asseoir confortablement donc, lui et moi, nous devons presque nous coucher, jambes étendues, dos ployés dans le pli magique, obligés de laisser nos regards se perdre vers les hauteurs. 


Alors, nouvelle surprise, dans cette position qui m'évoque les orgies romaines, nous découvrons le dessus d'une colonne en marbre gris foncé, au chapiteau doré, une colonne de théâtre baroque. Au sol, à hauteur d’homme, il n’y avait qu’un mur. La colonne démarre plus haut. Elle n’a pas d’autre fonction que d’étonner ceux qui s’asseyent sur le canapé. 


A gauche, au bout  du canapé magique, très loin, une lampe sur pied ressemble à un sèche-cheveux de coiffeur des années 60: la dame est partie, elle était au bout du canapé  bien avant nous, nous avons dû la faire fuir, en bigoudis. 

A droite, en hauteur, une vitre laisse voir des appareils inconnus et un type dont le crâne rasé ou tout à fait chauve, est posé sur sa main droite. Il est 23h30 et j’essaye en vain d’imaginer les fonctions de cet homme qui n'a pas l'air heureux. 


Pendant cette demi heure, tout flotte, même les fleurs blanches sinueuses comme des algues, sur le tapis rond et noir, aux pieds du canapé de rêve.  Un homme d'une trentaine d'années, tout de gris vêtu, passe et repasse devant nous. Il tire une valise et porte deux sacs. Plusieurs fois, il appelle l'ascenseur puis se retourne et repart. 


Je crois rêver…mais non...

Les moustaches de Dali voguent sous mes paupières. Que le mauvais goût du décorateur soit loué. D’autres que moi pourront tester le canapé psychédélique magenta…

vendredi 13 janvier 2023

Une femme en guerre.



Rouge et noir, je nage, je vole, j’explose.
Jamais l’ombre d’un repos pour ma révolte: insurrections de mots , lianes de véhémence, paniers d’insultes.
Ma plume crache sa colère sur le mur blanc, en deux tons ma rogne s’affiche, mes pattes de mouche s’emportent. Carnage rouge, cendre noire , bouillonnement sourd, jeyser de rage, plus d’image, plus de mur blanc.
Mon discours n’a rien de tendre à vous offrir : tout est épines, chair urticante, poil à gratter.
Je ne suis pas un mouton qui broute l’herbe du pré, ni une biche qui se nourrit à la mangeoire des hommes, je suis une louve à tout jamais sauvage. Bête splendide, fourrure noire, gueule pourpre.
J’aime ma révolte, c’est mon sang, c’est mon coeur. Sans elle, je perds la vie, je m’alanguis.
Et pourtant, quelques fois, pour un instant, j’aimerais être une luciole, pour un instant seulement.

Hétérotopie

     « Hétérotopie". Un mot découvert par hasard, entre deux autres. Inédit, exotique.

Son premier sens est médical: c’est le terme désignant une anomalie congénitale entraînant la formation de tissus - association de cellules composant un organe-dans un endroit du corps où il ne devrait pas se trouver normalement. Cela ne m’a pas vraiment transportée d’enthousiasme.

Et puis j’ai lu que Michel Foucault en a donné une autre définition qui me fait rêver: l’hétérotopie ce serait la localisation physique de l’utopie, un espace concret qui héberge l’imaginaire. Elle peut désigner tout lieu qui, pour le meilleur et pour le pire, obéit à des règles différentes des règles communes de la société. ( librement adapté de Wikipedia)


Après cette lecture, j’ai tout à coup aperçu mon hétérotopie à moi, qui restait invisible jusqu’à ce jour. C’est une petite cabane de trappeur qui se déplace par glissades légères sur des fils brillants. Parfois, elle va à toute allure, bondissante et joyeuse. Les rêves qu’elle fabrique s’échappent en pétales colorés par ses fenêtres. C’est un printemps bourdonnant. D’autres fois, elle se traîne à reculons de tristesse, sans avenir, boudeuse.


Je l’ai observée des jours durant, en buvant du thé, assise dans le grand fauteuil de mon père. Elle fait toujours le même trajet: entre mon nord (qui bégaye affreusement) et mon sud ( négligé depuis tellement). Il y a un point près de mon coeur qu’elle fait carillonner.

A force de la regarder, je connais ses faiblesses. Le drame, c’est lorsqu’elle s’arrête près de mon cerveau, tout juste à côté de la partie frontale, celle qui mouline les idées à tout berzingue, croit qu’elle a toujours raison et veut avoir le dernier mot. Lorsqu’elle s’installe là haut, c’est vraiment le pire. L’enfer des prévisions et des regrets. Tout noir et blanc. Un cinéma désespérant d’insomnies. Et elle reste coincée là, à ruminer en vain. Je ne sais pas comment la sortir de cette impasse.

Elle s’enlise parfois ailleurs, à mi-chemin entre mon nord et mon sud. Il doit y avoir un marécage dans ce coin-là. Un endroit plein de vapeurs tristes et monotones. Je la vois s’enfoncer dans un brouillard froid et sans espoir. Cela me fait peur. Je crains de la perdre pour de bon. Comment l’aider?

 

Avec le temps, j’ai compris que les hétérotopies, la mienne en tout cas, se mobilisent grâce à la lumière de la lune, aux marches silencieuses et forestières, au son du violoncelle et du vent dans les peupliers, aux marées d’équinoxes ( il faut de la chance, il n’y en a pas souvent), à l’odeur du pain et plus rarement du mimosa. Parfois, il faut beaucoup de tout cela pour convaincre mon hétérotopie de se laisser glisser doucement vers mon sud.


Lorsqu’elle y arrive, si elle se laisse aller, c’est la fête. Mon sud l’accueille, il lui tourne autour, il s’y attache, il aimerait qu’elle s’installe, qu’elle prenne ses aises, qu’elle laisse sa porte ouverte jour et nuit. Il a peur qu’elle s’en aille, qu’elle s’en retourne ailleurs, loin. Il aimerait trouver un magicien, un joueur de flûte, un danseur pour envoûter cette hétérotopie qu’il aime tant. Elle resterait là alors, sans vouloir remonter vers mon nord qu’elle perdrait à tout jamais. Mais c’est impossible, elle repart toujours. Je ne sais pas pourquoi. 

dimanche 11 décembre 2022

Coup de foudre

 


Tous les jours en quittant mon boulot, j’achète un pain. En allant chez le boulanger, je passe devant la boutique d’OXFAM, celle des livres d’occasion. Ils sont étalés dans la vitrine, sur deux ou trois lignes, sans distinction de genres. Il y a seulement une rangée plus chère, celle qui est la plus proche du trottoir, pour les livres brochés. Ce ne sont pas nécessairement les oeuvres d’auteurs célèbres. Cela peut être «  Comment venir à bout des taches tenaces? » ou bien «  Coeur brisé à vendre ». Il m’a  semblé que c’est seulement la taille du livre et l’état de la jaquette qui déterminent le prix. 

La boutique est tenue par des dames d’oeuvres, grisonnantes, qui notent au crayon, sur un petit carnet, ce que vous achetez et le montant modeste que vous leur donnez, de préférence en piécettes. 


Quelques maisons plus loin, il y a une « vraie » librairie. Un de ces lieux adorables où de belles personnes des deux sexes peuvent vous conseiller quand vous entrez en disant: «  Je dois acheter un livre pour mon cousin. Il a 55 ans, il est archéologue, sourd et veuf. Vous avez une idée? » Moi, si quelqu’un me pose cette question, instantanément, j’ai le cerveau atone, blanc. Mon esprit se fige, je ne pourrais même plus réciter la table de neuf, ni même celle de quatre. Eux, c’est différent. Ils ont lu les trois-quart des livres exposés. Quasi sur chaque pile de livres, il y a une fiche blanche couverte de commentaires qui suscite souvent l'envie de lire.

Sans hésiter, ils me guident vers un ou deux romans en m’expliquant pourquoi ils pourraient intéresser mon cousin. 


Un jeudi, le 20 janvier, la vitrine d’OXFAM a changé. Sur un joli tissu orange, dix ouvrages sont exposés aux regards des passants, chacun accompagné d’un bristol plié en deux. L’angle de 45 degrés permet de lire aisément la note écrite à l’encre verte. Je compte sept romans, deux essais et un recueil de nouvelles. 

Je reste figé comme un épagneul à l’arrêt. La vitrine est un paysage lumineux. La couleur émeraude de l’encre résonne joyeusement sur le fond orangé qui vibre doucement. Les livres sont en vacances et rayonnent. Je lis les dix observations écrites sur les bristols. C’est fin, vif, primesautier. L’écriture est bondissante, pleine d’arrondis sympathiques. Je repars étonné et joyeux.


Les jours suivants, je fais un clin d’oeil aux livres et aux bristols, en ralentissant, mais sans m’arrêter.

Le 1er février, je suis surpris: la vitrine abrite d’autres livres, posés sur un fond bleu très pâle. Les bristols sont couverts de la même écriture énergique. L’encre est bleu turquoise. Je suis quasi certain de reconnaître l’encre Parker que j’utilisais lorsque j’avais vingt ans. Cette originalité me distinguait des autres jeunes hommes que je fréquentais et j’étais persuadé qu’elle attirait l’attention des jeunes femmes que nous convoitions tous. 

( En réalité, je n’ai aucune preuve que ce stratagème ait vraiment fonctionné. Mon parcours de séducteur a toujours été semé d’embûches quasi insurmontables. Malgré mes efforts délicats, les femmes font peu attention à moi et j’en suis venu, à cinquante-neuf ans, à renoncer à mes rêves romantiques. Je me contente de brèves rencontres  régulièrement réparties sur les mois de l’année, avec un pic en juin. Mon anniversaire tombe en juillet. En juin, je panique à l’idée d’avoir un an de plus et je mets les bouchées doubles. C’est mon parcours de santé.)

Toutes ces réminiscences me font stationner longuement devant la boutique d’OXFAM. Enfin j'aperçois une silhouette de profil, assise devant une table. Cheveux ramenés derrière la tête par une pince crocodile, elle écrit sur ce que je devine être un bristol qui va finir sa vie dans le prochain étalage. Je ne peux, à cette distance et gêné par le contre-jour, observer ses traits, mais je suis certain qu’elle est belle. 

Je perds  la notion du temps pendant un bon moment parce que lorsque j’arrive à la boulangerie, c’est l’heure de la fermeture. 


Chaque jour, ensuite, je tente d’apercevoir ma belle libraire d’occasion. Elle est présente le lundi et le jeudi. Que fait-elle les autres jours? Est ce qu’elle est professeur de français, ou de latin? Patineuse sur glace? - c’est son joli chignon qui m’inspire cette idée-. Peut-être travaille-t-elle dans une agence de voyages? Elle organise des périples étranges au fond de grottes sous-marines d’un bleu pâle phosphorescent, ou elle propose l’escalade de volcans éteints dont le cratère était rempli d’une eau turquoise, ou elle envoye ses clients à travers des déserts oranges et des oasis vertes qui font plisser les yeux… 

Mes nuits sont peuplées de sa silhouette en ombre chinoise et je brûle de connaître la couleur de ses yeux et de ses cheveux.


Le 10 février, un lundi, plus rien n’est pareil. La vitrine a perdu ses couleurs. Un tissu blanc recouvre tout. Il n’y a qu’un seul livre: « L’amant parfait est un inconnu… ou presque! » de Camilla Simon. 

Je suis intensément troublé. « Ma » libraire est-elle volage? Elle envoye des messages à peine codés à d’autres hommes. J’hésite entre la fuite et l’affrontement direct. La première option me ramène vingt ans en arrière et la seconde me laisse sans voix. Que lui dire? Entrer tout de go sans la saluer et affirmer: « Je ne savais pas que vous aviez des amants. » ou «  J’ignorais que l’amant parfait existât. » (subjonctif, je crois) ? Débuts de conversation très peu prometteurs d’avenir radieux, il est vrai. 

Je jette un coup d’oeil à l’intérieur, je ne la vois pas, il n’y a personne. J’ose enfin pousser la porte mais elle est fermée. Je passe alors trois nuits et deux jours infâmes. 

Des nuits remplies de rêves troubles, d’orgies dans des clubs d’échangistes et des jours peuplés de ruminations: mon cruel destin m’empêche de tomber amoureux d’une femme qui enfin me regarderait tendrement et aimerait l’homme que je suis. (même s’il est comptable, profession peu romantique, je l’avoue.)


Le jeudi 14 février arrive enfin. La journée est longue et difficile. Je dois achever le bilan de l’année passée- je suis déjà en retard-, mon patron me harcèle, je suis incapable de me concentrer lorsqu’il relève des points obscurs dans mes écritures, je surveille l’horloge qui a perdu tout sens du rythme. Le bilan foireux m’empêche de prendre un demi jour de congé et de filer plus tôt. Je croise et décroise les jambes, je martyrise mon stylo, ma souris devient folle, sa flèche saute sans aucune raison d’une colonne à l’autre des tableaux comptables, je me lève toutes les demi heure pour boire un café, mon foie et ma vessie protestent, je donnerais tout l’héritage de ma grand-mère adorée pour quitter le bureau, courir chez OXFAM et enfin rencontrer ma libraire, ….ou ne pas oser la rencontrer. 

Quand j’arrive devant sa porte, je ne réfléchis pas, j’entre en coup de vent, je la bouscule presque sans la voir. Et j’entends sa voix. 

lundi 5 décembre 2022

Trottinons

  Hypothèse- très partielle- qui concerne la majorité des conducteurs et conductrices de trottinettes électriques publiques à Namur: leur fonctionnement cérébral ayant trait à l’espace est infiniment plus créatif que celui des cyclistes et piétons ordinaires dont je fais partie. Je ne sais si l’hypothèse est transposable dans d’autres lieux. A vérifier. 


Une citoyenne lambda ou un citoyen de même type gare son vélo ou sa trottinette parallèlement à la façade, le plus près possible du mur pour ne pas encombrer le trottoir. S’il y a des arceaux auxquels arrimer son engin, elle ou il va les utiliser dans un but de protection de son bien contre le vol. Choix répété et parfaitement banal. 


Les utilisateurs et utilisatrices ( je n’ai fait aucune étude de genre les concernant) de trottinettes publiques sont plus créatifs, et de loin. 


Exceptionnellement, s’ils ou elles abandonnent leur engin parallèlement aux façades, c’est au milieu du trottoir déjà exigu, de sorte que la personne manoeuvrant une poussette avec enfant ou celle utilisant un rolator, devra faire un détour parfois dangereux, qui aiguisera et son attention mentale et son agilité physique. 


Cependant, le plus souvent les conducteurs et les conductrices dont je parle ici parquent leur véhicule  perpendiculairement aux façades. Ou en face d’une porte, parfois même en face d’une porte de magasin ou de gare. De nouveau, une sorte de parcours «  d’agility » pour humains semi sédentaires. La preuve d’un dévouement à la santé publique. 


A certains endroits mystérieusement choisis, semble se manifester un instinct grégaire : les conducteurs rassemblent les trottinettes en une masse désordonnée: elles forment toutes un angle variable avec le mur de façade dont elles sont proches. Si d’aventure et à grand peine- elles sont lourdes les bestioles- , vous êtes obligé d’en déplacer une pour vous faire un passage, vous  renversez immanquablement tout le tas…


Certaines et certains conducteurs choisissent des endroits moins fréquentés comme des places de parking interdites. Ou au contraire des lieux plus tentants pour d’autres usagers comme les arceaux pour vélo…Mais les cyclistes voudraient s’en réserver l’accès pour protéger leur bien. Les trottinettes publiques sont publiques…


Les autorités qui réglementent pourtant de plus en plus fréquemment l’usage de nos libertés semblent ne pas vouloir brider un tel potentiel d’innovations: il s’agit de mobilité multi-modale et c’est l’avenir…( courrier du cabinet de l’échevine namuroise de la mobilité) 


Une telle créativité hors du commun mériterait d’être analysée par une équipe de spécialistes des neuro-sciences: la majorité de ces conducteurs pourraient peut-être devenir des héros nationaux nous sauvant des périls si variés qui menacent actuellement notre espèce. 


En attendant que cette étude se fasse et que notre avenir s’éclaire grâce à eux, j’aimerais demander aux conducteurs  et conductrices de trottinettes publiques d’exercer leur incroyable imagination logistique dans un domaine moins banal que celui de la circulation quotidienne des piétons et des cyclistes. Ne gaspillez pas vos dons! 

samedi 27 février 2016

Ma première nouvelle (2013) et peut-être la dernière! ( c'est vraiment difficile à réussir...)



La dernière allumette.



Liatt se souvient de ce bonheur étal, comme la mer. Des moments paisibles et suspendus. La mer, quand elle reprend son rythme, a certainement la mémoire de cet état particulier, lorsqu’elle flotte sans bruit et presque sans mouvement entre le fond d'elle-même et le ciel au dessus d’elle. Liatt se rappelle ces jours avec Todd, il y a longtemps. Ils remontent à la surface,  comme des petites bulles remontent du fond des étangs.
La fièvre la fait parler sans retenue, les yeux fermés.
Sa jeune garde-malade est là, toute proche, silencieuse et attentive.

“Les yeux fermés, je respirais l'odeur de l'eau. Une odeur fraîche et profonde. Elle était faite du souvenir des poissons jolis et paisibles, de la terre des berges, du reflet du ciel, de la mémoire des saisons, des éclats de soleil, des courants chauds ou froids, de l'herbe des rives et du vent qui mélangeait des odeurs d'ailleurs à celles de là-bas.
Todd et moi, nous étions assis au bord de l’étang. La fin de journée était très calme. Todd me lisait « Alice au pays des merveilles » jusqu’à ce qu’il fasse trop sombre.
Plus tard, vers le soir, un silence différent, plus vide, s’installait autour de l'étang. Les hirondelles étaient ailleurs. Nous écoutions le bruit d'eau qu’une oie d'Egypte faisait en farfouillant dans l'étang avec son bec. Elle tournait toujours au même endroit. Elle nous jetait un regard de temps en temps et même à cette distance, nous pouvions voir cet œil maquillé de blanc et de roux, comme sur les fresques des temples de Louxor. Brusquement, l'ambiance changeait , deux ânes se mettaient à braire, un vieil avion à hélices passait au dessus de l'étang, les hirondelles revenaient et, de temps en temps, une carpe venait prendre l’air à la surface de l’eau. L'espace se remplissait à nouveau de bruits: un grondement sourd, une voix d'enfant au loin, le cri d'une poule d'eau.”

La vieille dame a parlé trop longtemps. A présent, le souffle lui manque.
La jeune femme lui offre de l’eau et Liatt ouvre des yeux reconnaissants. Elle boit et s’assoupit quelques minutes.
La chambre est à l’étage. Les murs, les draps et le couvre-lit blancs, le bois sombre du lit, mettent en évidence la seule tache de couleur dans la pièce: la chemise bleu intense de la vieille dame étendue sur plusieurs oreillers. Par la fenêtre ouverte, la jeune femme peut voir le ciel au delà des feuilles et des branches de l’amandier. L’arbre emplit tout le cadre. Une fin d’après-midi, en septembre. La saison des fruits. Les coques duveteuses, d’un vert tendre, se détachent sur les bouquets de feuilles brillantes.
Liatt garde toujours les yeux fermés. Sa voix reprend le cours de ses pensées comme si elle ne s’était pas interrompue.

“Une après-midi d’été, nous marchions entre la touffeur de l'air et la fraîcheur de l'eau. Todd musait un ancien refrain, venu droit de l'enfance, quand tout semble encore possible, quand on peut encore être triste et gai à la fois, quand on ne doit pas choisir. Il était plein d'entrain. Nous avons croisé un vieux cheval qui nous regardait d'un air tranquille en pensant à autre chose. Nous n'avons rien dit pendant longtemps.  J'entendais les pas de Todd, réguliers, assourdis par la terre. Le silence nous enveloppait dans une même étreinte, il s'agrandissait, confortable. C'est son empreinte qui reste là, à faire des ronds dans mes souvenirs. “

Les deux femmes ne sont pas seules dans la maison. Dans une autre pièce, un piano se souvient de Mozart, avec douceur et vivacité en même temps. Les yeux de la vieille dame s’ouvrent, bruns foncés. “Les yeux, comme les coeurs amoureux, gardent la couleur de leur jeunesse.”, se dit la jeune garde-malade.
Une veine de souvenirs conduit à une autre et la vieille dame continue de parler. “Elle parle pour elle-même ou pour moi?” se demande la jeune femme.

“Le printemps s’achevait. Mon coeur frémissait comme mille jeunes feuilles bruissent dans le soleil. Todd se tenait sous un vieil olivier et s’appuyait sur le tronc.   Mille soleils brillants dans ses cheveux me faisait rester là, immobile, à contempler l’arbre, m’abriter dans son ombre, me tenir contre lui, respirer son odeur, caresser ses rides, égratigner ma joue à son vêtement rêche et me dissoudre un moment entre ses bras.
Mon coeur battait vite, il tapait du pied, il dansait, soutenu par la voix de Todd qui chantait des paroles que je ne comprenais pas. Mon coeur était vert et s’enrageait un peu. Il voulait comprendre, puis s’abandonnait. Le vent musait plus fort.
Je me souviens de la couleur de l’herbe, du bourdonnement des abeilles, du parfum des pins tout proches et du trou de soleil au dessus de ma tête.”

A présent, Liatt regarde sa jeune compagne dans les yeux.
“Le bonheur avec Todd, par instant, c’était trop. Trop de bonheur. Un bonheur à faire grincer la peau sous les caresses. Le désir de Todd, c’était le sel de la terre.”
Tant de désir avait surpris Liatt, son corps parlait pour elle, la devançait souvent, savait mieux qu'elle. Elle découvrait ce corps nouveau, il sortait de l'obscurité, il avait donc été là, caché, toutes ces années, habitant secret de sa peau, de son ventre, de ses lèvres. La voix de Todd et ses mains l'avaient appelé dehors, ce corps inconnu, et il était sorti de sa cachette sans timidité, il n'avait même pas dû s'habituer à la lumière. Elle, elle était un peu perdue, mais son corps, c'était comme s'il connaissait Todd depuis toujours. Le corps d'une princesse de l'ombre, qui avait jailli d’elle, cet été là.”

Liatt se souvient de cette saison, chaque détail se peint dans sa mémoire de vieille femme et elle se remet à parler.

“Il faisait très chaud. Chaque mouvement me mettait en nage. Nous nous sommes assis près de l'étang. Je me suis déshabillée et je me suis glissée dans l'eau fraîche. Todd était assis au bord, les jambes ballantes, de l'eau jusqu'aux genoux.
-Todd, c'était son nom d'amour, son nom secret. C'était le nom qui était dans ma bouche comme le jus d'une pêche quand je rêvais de lui. Je reconnaissais le goût de ses lèvres, je percevais la musique de mon coeur qui hésitait, je sentais mon ventre qui chavirait, j’entendais le petit cri du bas qui l'appellait et puis mes hanches basculaient doucement du désir de lui, Todd.-
Todd restait immobile et je nageais avec les hirondelles qui passaient au dessus de ma tête. Elles effleuraient parfois l'eau de leur bec pour boire, certaines y  plongeaient le ventre très rapidement mais aucune n'interrompait  sa danse au dessus de l'étang.
Moi, je sentais l'eau sur ma peau, à chaque instant sa température changeait.  Certains endroits étaient remplis du soleil de la journée.
Croiser ces zones chaudes me rappellait ce que j' éprouvais quand j’étais petite: je faisais pipi dans l'eau du bain, un petit nuage délicieusement  tiède me sortait du corps. J'avais honte et plaisir en même temps.
Je flottais voluptueusement sur le dos, entre le ciel et la terre. D'autres zones d'eau étaient fraîches, presque glacées. Mon pied gauche baignait dans l’eau chaude et ma jambe frissonnait.
-Dans mon corps aussi des plages de chaleurs différentes se côtoient. Quand je touche ma peau, parfois, je le sens. Tout à coup, une zone est fraîche à côté d'une autre presque moite. Je pourrais dessiner la carte climatique de ma géographie intérieure. Mes organes sont comme les planètes du système solaire, certaines glacées et d'autres en fusion. -
Je me suis retournée en me laissant aller dans l’eau et je me suis remise à nager sur le ventre.
....Oh! Une hirondelle! elle est bien téméraire, elle a bu à moins d'un mètre de moi!
Mon pied a touché la vase, mon genou l’a frôlée, je me suis redressée et l'eau m'arrivait à la taille, je m'enfonçais jusqu'aux mollets. La vase était douce. Je sentais sa caresse délicieuse, très tendre sur ma peau.  Je marchais  lentement, je la sentais couler doucement entre mes orteils et le temps changeait de rythme.
Soudain, ce moment merveilleux s’est interrompu: mon pied droit a heurté un caillou  pointu, j’ai levé les yeux et j’ai aperçu le regard de Todd. J’ai compris qu'il n'avait pas cessé de me regarder depuis tout à l'heure et j’ai senti que je rougissais. Même à cette distance, je pouvais voir la tendresse et le désir mélangés dans ses yeux. Ils avaient la couleur de l'étang, précisément. “  

La lumière est plus sourde. La jeune femme est troublée. Elle est assise tout près de la vieille femme qu’elle veille. L’émotion la fait respirer plus vivement, son visage est tendu vers Liatt qui a refermé les yeux. Un oiseau ponctue le silence. Liatt reprend son récit, les yeux presque clos. Il faut tendre l’oreille pour l’entendre.

« Parfois, nous ne pouvions nous voir pendant des semaines. Je me réveillais en imaginant Todd mort, je ne sentais rien, presque plus rien. Il devenait un étranger, je devenais blanche. Je détestais ces jours mornes, ce cœur plat, cette absence grise, celle que j'imagine soviétique, une absence dans un pays où personne n'est vivant. Existait-il réellement cet homme que je désirais tant ? Est-ce que je n’avais pas seulement donné vie à mes rêves ? Ou, si je le croisais à nouveau, est-ce qu’il allait être le même, cet amant si chéri ou était-il devenu un autre, comme tous les autres? Mon désir à moi, était-il mort ou perdu ? Que devais-je faire pour le retrouver, ce désir qui me réjouissait tant ? Fallait-il l’attendre sans trop l’espérer pour ne pas l’effrayer? Le désir est timide quand il s’est égaré. Et puis, la vie changeait de saison, Todd réapparaissait et j’oubliais que le monde avait perdu ses couleurs pendant un moment.»

Tout à coup, la vieille femme s’adresse à sa jeune compagne comme si elle la découvrait :
« Tu sais, du temps de Todd, mon nom c’était Liatt. »
La jeune femme surprise, sourit : «  C’est joli Liatt, très joli. » Elle regarde Liatt avec  tendresse. Les cheveux gris, coupés très courts, le front dégagé, l’arc des sourcils dessiné d’un trait encore sombre, la bouche restée pulpeuse malgré l’âge, et plus bas que la tache bleue de la chemise, les mains petites, carrées, aux ongles plats et roses, posées sur le drap.

“Nous avions un jeu, Todd et moi, reprit la vieille dame. Quand je le retrouvais, je prenais sa main. Je fermais les yeux. Je promenais le bout de son pouce sur ma bouche. Je sentais sur mes lèvres les petites griffes que je ne verrais pas si j'avais les yeux ouverts.
Todd, aujourd’hui encore, si je ne bouge plus, je perçois  ta chaleur, petit chemin au dessus du précipice entre toi et moi. Une caravane circule tout au long des sillons des lignes de ton pouce, une partie du chargement tombe dans les failles et puis le reste du convoi arrive jusqu'à ma bouche et ta chaleur se mélange à la mienne. J'ouvre les yeux, je vois le labyrinthe barré de cicatrices. Je voyage depuis le bord, je franchis des précipices, je m'accroche, je tremble dans les tournants, de plus en plus serrés et j'arrive chez toi, Todd.
Je suis près de toi, de tes yeux, de leur lumière, si proche de toi, que je ne peux voir qu’un seul oeil à la fois, un oeil de joyeux cyclope amoureux. Je suis près de ton coeur, il est partout: dans tes mains, dans tes yeux, dans ton sexe. Je suis tout près de ton souffle: il saute la barrière de ma peau et court dans mon sang. Je suis moi et pleine de toi.”

Le sourire sur le visage de Liatt prend toute la place, jusqu’aux yeux fermés au dessus des pommettes remontées par la joie. De petites rides tapissent les joues, d’autres plus profondes et plus anciennes  prolongent  les fentes rieuses des yeux et ce visage de très vieille femme a un air d’enfant qui savoure un cuberdon: la pâte tendre au goût de fruit s’échappe lentement de l’enveloppe croquante, se mélange à la salive, emplit la bouche jusqu’aux joues, le parfum devient plus puissant encore et laisse en s’écoulant dans la gorge un souvenir si tendre.

Le soir est tombé maintenant et la jeune novice se lève pour allumer la petite lampe près du lit. Elle s’approche et se penche. Son coeur s’effraye. Soeur Marie ne respire plus.
Soeur Marie n’est plus là.

Il ne reste que le sourire de Liatt sur le vieux visage détendu.