samedi 14 janvier 2023

Un homme à la mer!

        Il est 23 h, dimanche soir, le 30 mai. Esteban ne dort pas, il est assis sur le pas de la porte du n° 82, rue Gray. Il a sorti une chaise. Eva le hante. Il garde les yeux fermés, il revoit ses cheveux noirs qui tombent sur ses épaules, il se souvient de ses seins et du goût de sa bouche, de sa peau de miel et de sa voix grave. Il est noyé dans sa nostalgie, perdu au large de sa tristesse...    

    Une odeur de pizza fait exploser l'image de la belle Eva: Esteban se rappelle qu'il peut avoir faim et peut-être même envie de manger. Ce n'est plus arrivé depuis des jours.

Tout à coup, le locataire du 1er, Paolo, déboule sur le trottoir. Paolo s’en va, il prend l'avion dans une heure trente, il va le rater s'il s'arrête, il court vers le taxi. Son tout petit sac à dos jaune fait une drôle de tache sur son blouson de cuir. Est ce qu'il a éteint le four avant de partir au moins? pense Esteban, parce que c'est sûrement chez lui la pizza!  Paolo est ailleurs déjà. Mais il va où Paolo? Il n'a pas eu le temps de le dire. Le taxi est reparti. Un taxi jaune comme ceux de NY. 


Eva. Elle pourrait être à NY, chez sa sœur, au bord de l'Hudson. Sa sœur est riche, elle vit dans un grand appartement. Depuis la terrasse qui surplombe presque le fleuve, Esteban devine la présence de l'océan. Le vent anime les cheveux d' Eva, leur parfum lui remplit les narines, un mélange de shampoing et de Paloma Picasso, un souvenir sucré et frais. 


     Le portable d' Esteban sonne: à cette heure-ci? C’est peut-être Eva. Avec le décalage horaire, ce serait possible. Son doigt tremble un peu en poussant sur le bouton . Zut, c'est madame Garadian, la nouvelle locataire du troisième. Elle a quitté son mari il y a trois mois. Esteban doit tenir l'appareil loin de son oreille, elle parle fort, vite, elle est fâchée, plus que fâchée, démontée, une furie barbare. Il imagine sa grande bouche, ses yeux maquillés - sont-ils encore maquillés à 23h17? - il n'entend pas ce qu'elle dit, ce qu'elle crie. Il pense aux yeux verts d'Eva qui devenaient gris quand elle lui faisait des reproches , des chapelets de reproches, longs comme des neuvaines, longs comme les trois messes de Noël de son enfance espagnole: il n'écoutait pas le prêtre , il s'endormait, sa sœur le pinçait, sans que sa mère ne s'en aperçoive. Esteban perd le fil de la messe, des griefs d'Eva, il sursaute, il entend madame Garadian crier dans le téléphone : " Mais c'est vous le concierge, faites quelque chose, nom de Dieu! " 



    Esteban referme son portable, hébété. Trop de femmes en colère, trop d'yeux gris-verts, trop de panique. Son cœur fait un bruit nouveau qu'il ne connait pas et qu'il n'aime pas. 

"Eva... Je vais mourir peut-être. Ce soir même... Mourir de chagrin, est-ce que c'est plus douloureux que mourir de peur? Ou mourir d'un coup de machette?Ou mourir étouffé, dans un satellite qui n'arrive plus à revenir sur terre?"


Non, sa mort à lui, Esteban, c'est pire que tout cela. Son agonie, elle a commencé il y a quinze jours, quand Eva n'est pas revenue de chez le coiffeur et qu'il a trouvé la garde-robe vide, comme dans les romans à 50 centimes. 

Sa mort à lui, c'est une mort très lente, un lamento après un allegro. 


Eva, il l'imagine parcourant la planète, filant vers sa gloire, fendant les océans  comme une proue de caravelle, les seins en avant, le sourire aiguisé, les yeux de pierre taillée. Lui, il se sent misérable, informe, pesant. Et aussi terne, poussiéreux, gris. Même pas gris, blanc plutôt. Blanc. 

  

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