vendredi 20 janvier 2023

Un voyage en train

 C’est fait. Je suis capturé. Marqué, tatoué. Brûlé, incendié. Par des ballerines rouges, un jean bleu, un boléro rouge sur un t-shirt blanc. 

    Je déteste la mode des tatouages. Elle en a un sur le haut de la pommette gauche, un minuscule dauphin qui m’asperge de rêves. Elle me sourit comme le chat d’Alice. Au coin de la rue sous un balcon, chez le boulanger entre les pains bien rangés, sur le mur de mon bureau derrière l’écran de l’ordinateur. Son visage de petit félin flotte au fond de ma tasse de thé, il clignote sur le plafond au dessus de mon lit, je veux le toucher , il s’évanouit lentement dans un nuage de patchouli.

J’invente sa voix que je ne connais pas. Une voix de toréador féminin, une voix d’alto, assortie à ses cheveux en bataille, couleur châtaigne. Je l’imagine sur la pointe des pieds, déterminée à me planter des banderilles en plein coeur, après m’avoir frôlé encore et encore de son boléro rouge. 

Ses seins sont minuscules et ses fesses me plaisent. 


Comment vous parler d’elle? C’est difficile. Je rêve entre chaque phrase, je m’évade, je vogue entre deux eaux, je perds le souffle, je m’égare. Je sais, ce n’est pas raisonnable, dirait ma mère. Un tsunami hormonal. Un Ave Maria laïque. Un glissement de terrain interne. On ne peut pas se défendre contre les catastrophes naturelles. Elles font partie de la vie.

Je l’ai vue sur le quai de la gare de Crest, en Drôme, il y a deux jours. Elle sautait dans le train vers Montélimar. A la dernière minute. Les portes ont presque mangé son boléro rouge.

Tout éveillé, je rêve d’une vie nouvelle: je quitterais Namur, je vendrais mon appartement. Ma mère penserait que je suis cinglé, elle voudrait me déshériter mais ce n’est pas possible, je suis son fils unique, elle a besoin de moi pour râler, pour décider à ma place, pour me culpabiliser, pour se sentir vivante.

    Je louerais une chambre à Crest, pas trop loin de la gare. Il y a cinq trains par jour entre Crest et Montélimar. J'attendrais sur le quai. Le troisième jour, elle serait là. C’est l’hiver. Elle porte des bottes rouges, un jean bleu, une parka noir foncé, un bonnet rouge. Le dauphin doit regretter l’été sur sa joue pâle. Je sauterais dans le train derrière elle. Je n’ai pas pensé à acheter un billet. Je cherche le contrôleur, je ne veux pas payer une amende, ce serait un mauvais présage. Le train est beaucoup plus long que je ne l’imaginais et le contrôleur est évanescent. Mais où est-il, que diable? Un train a peu de lieux inconnus du public où un contrôleur peut se planquer pour rêver, écrire, fantasmer. Je le trouve enfin, je lui achète un billet, je suis soulagé.


Mais où est ma toréador en costume d’hiver? J’imagine m’asseoir auprès d’elle. Devant elle ou à côté d’elle? J’hésite. Je me souviens que la psy m’a dit: «  Vous êtes un visuel. » J'irais m'asseoir en face de ma torera. Comment l’aborder? Je devrais lui parler avant d’arriver à Valence sinon c’est fichu. Décidément, ce rêve est poussif. Je donne un coup d’accélérateur à mon imagination et elle est là. Elle a enlevé sa parka noir foncé. Je vois ses petits seins sous son pull rouge, elle n’a plus de bonnet et ses cheveux emmêlés dessinent un mouvement tendre autour de son visage. Elle a les yeux verts, ce que j’ignorais. Et elle me voit. Elle me voit! J’abandonne ma timidité, ma gaucherie, mes hésitations. Je suis un hidalgo, plus vaillant que Don Quichotte et bien plus séduisant, je pourrais conquérir un harem entier mais je tiens ma libido rennes serrées. Je lui parle en alexandrins, debout sur la banquette, je lui déclare mon amour sans bégayer, les mots coulent en fontaine claire, ma torera m’écoute. Elle m’écoute et ses yeux brillent...

 

Il n’y a pas de wagon restaurant , pas de wagon couchettes mais comment font les autres amoureux fous entre Crest et Montélimar? La SNCF fait décidément des économies sur tout, les voyageurs ne disposent plus du confort vital. Il y a bien des wagons à vélos mais c’est inutile quand on est débordant de désir. Aucun endroit pour danser, la tenir dans mes bras, respirer l’odeur de sa peau au creux de son cou, mêler nos jambes sans lui écraser les pieds. Alors je jouerais mon atout. Je l’inviterais en voyage. En train bien sûr. Je lui raconterais mon rêve: le transsibérien Paris-Moscou-Pékin. Avec elle. Je louerais un compartiment pour quatre mais nous ne serions que deux. Nous dormirions serrés sur la banquette du haut. Elle pourrait redescendre au milieu de la nuit si elle le souhaite. Je ne protesterais pas malgré ma tendre frustration. Nous vivrions plusieurs semaines dans un cocon mobile, alternant le luxe du Paris-Moscou et l’ennui autour du samovar pendant les longues heures de contrôle prétexté par les autorités russes aux objectifs mystérieux.


Nous nous arrêterions dans des villages perdus, avant de reprendre le train suivant. J’apprendrais le russe avant de partir, je le promets. Nous irions au sauna à Irkoutsk, en bateau sur le lac Baïkal, nous mangerions du caviar chaque fois qu’elle le voudra, avec du champagne russe si j’en déniche. Elle ne voudrait pas aller à Pékin? Nous n’irions pas. Nous partirions en caravane dans le désert de Gobi, nous logerions en yourte dans un campement mongol, non cela ne sent pas le beurre rance et le cheval sauvage, je ne crois pas. Les douches? J’irais ramasser des bouses sèches et je chaufferais de l’eau pour rincer ton corps mignon, ma torera chérie. La nourriture? Je ne sais pas. Dans les guides, ils écrivent toujours: « pas de wagon restaurant , prévoir un pique-nique. » Est-ce que les piques-niques russes sont pires que les Mac-Do américains? Je ne crois pas. 



Mes fantasmes me tiennent en éveil, je ne dors toujours pas. Demain je participe à une course-relais à la citadelle de Namur. Au profit des TSE. Les travailleurs sans emploi. Les chômeurs en novlangue. « Au profit » n’est pas le bon terme. C’est une action coup de poing, coup de pied plutôt, pour attirer l’attention sur le lien entre la précarité sociale et le délabrement de la planète. Faut que je dorme, absolument. Pardon ma torero, faut vraiment que je dorme.  

jeudi 19 janvier 2023

Que feras-tu plus tard?

 Cher Journal,


    Hier, avec les parents, on a parlé de mon avenir, de ce que je voulais faire plus tard. Tout de suite, sans me laisser le temps, ils ont proposé plein de trucs idiots: avocat, professeur, médecin… J’ai pas osé leur dire mais moi quand je serai grande, je veux devenir fusionnelle.

C’est un mot que j’adore « fusionnelle ». C’est joli. Je sais très bien ce que ça veut dire, on en a parlé au cours d’étude de textes avec Mademoiselle Gryson. 


    Si je devenais fusionnelle, je pourrais élever des chiens, ceux que les gens non fusionnels ne savent pas élever. Moi je pourrais savoir ce qui se passe dans leur tête de chien parce que je les regarderais de tout mon coeur. J’ai aussi de l’imagination donc je saurais comment leur apprendre des trucs que les humains aiment que les chiens fassent. Je pense que je suis sur la bonne voie parce que j’arrive à deviner ce que Bon-Papa pense alors qu’il ne parle pas beaucoup. Par exemple, je sais comment ses sourcils se lèvent un peu au dessus du bord de ses lunettes quand je fais quelque chose qu’il n’aime pas.


    Si je devenais fusionnelle, je pourrais faire la classe aux enfants spéciaux. Ceux qui sont très attentifs et très secourables comme Jean-François mais qui ne comprennent pas pourquoi les tables de multiplication, pourquoi les conjugaisons, pourquoi les dates de l’histoire alors que tout cela tu le  trouves direct dans ton GSM. Quand tu es attentif et secourable tu peux faire des choses beaucoup plus intéressantes que les calculs sans but et le subjonctif imparfait. 


    Si je devenais fusionnelle, je pourrais pister les loups et hurler loup sans savoir ce que je dis. Peut-être une bêtise ou une impolitesse ou une déclaration d’amour. Je ne sais pas. Mais cela intéresserait les loups et ils viendraient voir qui parle si bizarrement loup. Je pourrais suivre leur trace même quand elle a disparu. J’adorerais pister les loups. Je ne sais pas si c’est un métier. Ou alors peut-être au Canada ou en Sibérie. Mais en Belgique, pas. 


    Donc devenir fusionnelle, cher Journal, c’est mon voeu le plus cher. Après, je choisirais un métier. J’en ai encore trouvé d’autres. 


    Si je devenais fusionnelle, je crois que je pourrais faire l’ancien métier d’Abi: médiatrice. Elle m’a expliqué ce qu’elle faisait avant sa retraite. Elle était fusionnelle avec chacun des deux qui se disputaient. Ils pensaient tous les deux : »Enfin quelqu’un qui me comprend ». Ils étaient un peu moins énervés, ils commençaient à parler plus doucement et à pouvoir entendre ce que l’autre disait. 


    Si je devenais fusionnelle, je pourrais être jardinière et inventer des jardins assortis aux propriétaires. Pour les locataires, c’est plus compliqué. Il faudrait créer des jardins fugitifs pour ceux qui ne restent qu’un an ou deux. Pour un jardin fugitif, je crois qu’il faut du vent, de l’eau qui coule sans arrêt et des verts de toutes les couleurs. De toutes les sortes je veux dire. Si tu es fusionnelle avec les gens et avec les plantes, cela doit marcher mon idée. 


    Si je devenais fusionnelle, je pourrais aimer comme Papy. Abi dit toujours que Papy faisait un tour de force: il était à la fois fusionnel et pas du tout possessif. Quand Abi parle de Papy, je comprends que fusionnel c’est la moitié de l’amour. J’aurais plus qu’à apprendre l’autre moitié.   

mardi 17 janvier 2023

Un jour de pluie pour Erica et son chien.

     Erica est debout dans la véranda. Il pleut. Aucun voisin ne viendra jouer. Chacun reste chez lui par ce temps. Les parents ne veulent pas qu’on sorte. Alors on s’ennuie. Les parents disent que c’est utile de s’ennuyer. Cela apprend des choses. On ne sait pas quelles choses. 
   
 Erica entend les bruits de la pluie. Celle qui tombe serré et piquant sur le toît de la véranda. Celle qui tombe en sourdine sur la terrasse. Celle qui coule dans la gouttière. Celle-là, pour l’entendre, il faut être à gauche dans la véranda. Derrière les vitres où se rejoignent de longues traînées de pluie, le jardin est défiguré. Un jardin rond ou un jardin tout long. Comme à la foire du Midi dans le labyrinthe aux miroirs déformants. 
    
    Gosso regarde aussi le jardin. Il pense quoi Gosso dans sa tête de chien? On ne sait pas. Est-ce que son père Quesako lui racontait des histoires de pluie dans les Pyrénées, lorsqu’il rassemblait les moutons? Comment un père chien raconte des histoires à ses chiots? Et surtout, comment il explique le monde, à quoi il faut faire attention, qui croire, que manger, quand courir et quand s’arrêter? Comment dire merci, comment demander…

    Erica regarde Gosso qui regarde le jardin sous la pluie. Est-ce qu’il aime la pluie Gosso? On ne sait pas. Il faut essayer. Erica ouvre la porte de la véranda. Elle ôte ses sandales pour être pieds nus, comme Gosso. Pas de parapluie non plus. Elle sort. Puis elle dit « Viens Gosso » et Gosso vient. Il la regarde dans les yeux. On dirait qu’il sourit. Il aime la pluie, pense Erica. Gosso avance dans le jardin et Erica le suit. Il approche de la mare et il boit. Erica décide de ne pas l’imiter. Puis il s’arrête sous l’érable taillé en parasol. Il se secoue. Erica essaye de faire pareil mais ce n’est pas si facile quand on n’a pas l’habitude. Gosso repart et suit le sentier de petits cailloux blancs. Erica marche derrière Gosso. Il s’arrête pour faire pipi. Erica l’imiterait bien mais la pluie sur ses fesses, non. Pas envie d’essayer. Gosso renifle la menthe, le coin de terre retourné pour accueillir les légumes d’hiver. Erica hume l’air derrière lui. 

    La pluie redouble. Erica court vers la véranda. Gosso la poursuit. A peine à l’intérieur, il s’ébroue et envoie des gouttes partout. Faut trouver une serpillère très vite sinon on se fera gronder.
   

samedi 14 janvier 2023

un Wisigoth dans un salon de thé

 Il a une tronche de Wisigoth, pense Elvire. 

Avec une gueule pareille, il doit faire peur aux femmes. Aux hommes aussi peut-être. Ses yeux sont deux puits noirs. Il regarde vers l’intérieur et ne voit rien de ce qui se passe autour de lui. Absent. Réfugié ailleurs. Un ailleurs sinistre. Des cheveux roux, une pagaille de boucles autour d’un visage anguleux. Un contraste étonnant. Sa bouche est une ligne horizontale, presque sans lèvres. Et ses joues sont en creux, des creux terribles, sous des pommettes hautes, presqu’arrogantes. 


La vie est sans doute tragique pour cet homme, se dit Elvire. Elle revoit, en fermant les yeux, une séquence du film « Elvira Madigan ». Elvira danse sur son fil et la bande sonore, c’est Mozart. 

Dans la vraie vie, pense Elvire, je me plante, je tombe du fil, je trébuche, je rate une marche, je dégringole de la crête dans le ravin, je me casse une jambe ou un bras. Parfois je suis en miettes, répandue dans le désordre et il faut refaire le puzzle, j’ai perdu des morceaux, disparus, envolés, et je suis là, sans carte, tout est à recommencer, ce coup-là n’était pas prévu, il n’était pas dans le scénario que ses parents ont inventé pour elle quand ils lui ont donné le prénom d'Elvire. 

Quel est le prénom du Wisigoth?


Elvire tourne une cuillère dans une tasse de café noir, sans sucre ni lait. Le Wisigoth quant à lui ingurgite un liquide qui ressemble à du sherry. Il est deux heures trente-huit. Elvire voit sa pomme d’Adam qui monte et puis qui descend quand il avale une gorgée. La boisson a la même couleur que la pierre de sa bague: une résine fossilisée…. Il boit du jus de résine fossilisée…Classique pour un Wisigoth, il doit aimer les forêts. Celles du Nord, de Sibérie, près du lac Baïkal. Elvire se reprend. Il faudrait vérifier. Est-ce que les Wisigoths ont jamais fréquenté la Sibérie? Elle doit rester réaliste tout de même.

Ce qui est étonnant, c’est qu’il est rasé de près. Au rabot certainement. Mais le parfum du savon, pas moyen de s’en délecter. Il est assis trop loin d’elle. 

Il a de belles mains. Grandes, aux ongles coupés régulièrement, et il a tous ses doigts, bien alignés. Pas un ne manque, une harmonie parfaite. Elles ont l’air douces ses mains. Elvire pense à Herman qui a un tube de crème hydratante dans son sac en bandoulière. Elle a trouvé cela merveilleux. Tant d’attention pour les femmes que touchent ces mains-là.

Elvire inspecte la chaise à côté de celle du Wisigoth. Là où est jeté son manteau, une vieille parka, avec un intérieur pelucheux dont Elvire peut sentir l’odeur. Elle n’arrive pas à la définir exactement. Un mélange bizarre. L’odeur universelle des magasins de vêtements de seconde main mélangée à celle de la soupe au céleri. Et un troisième ingrédient, légèrement plus doux. Elvire ne peut le définir. Il  convient mieux au Wisigoth que les deux premiers. 


Il est dix heures quarante-huit. Pourvu qu’il reste encore un peu. Elvire agite sa cuillère et ne boit pas. Observer les hommes est une de ses occupations favorites. Elvire trouve les hommes passionnants parce qu’ils sont différents. Impossible de s’ennuyer même quand ils ne parlent pas. Elle s’est constitué une sorte de bestiaire anonyme au fil de ses contemplations. Elle ne se sert pas vraiment de cette collection. C’est plutôt une sorte de trésor caché, une richesse accumulée qui l’empêche d’avoir envie de mourir tout de suite. Depuis le décès de son frère jumeau, Elvire peine à vivre. Une entente sans faille, une connivence absolue, des passions partagées, quelque chose de lisse, de doux et de très vivant à la fois, comme une écharpe de soie vibrante qui les reliait depuis la naissance. Elle n’a jamais ressenti cela avec un autre homme. Et le manque est cruel. Il est dans son ventre, un petit animal qui ronge, qui farfouille, qui grignote, même la nuit. Il se balade entre son coeur et son estomac et creuse des trous d’angoisse où bon lui semble. Elvire ne peut lui échapper qu’en sortant de chez elle. Si elle se concentre sur l’observation d’un arbre, d’une musique, d’un humain, le petit animal s’endort pour un moment. Elvire laisse aller son regard sur le Wisigoth: il est perdu dans un cosmos hostile, il n’a pas l’air de vouloir revenir sur terre et Elvire peut l’observer sans crainte. C’est agréable.


Une seconde plus tard, il est debout devant sa table, grand, très grand. Il dit : « Je ne comprends pas comment vous osez. Vous m’examinez depuis plus d’un quart d’heure, vous voulez quoi exactement? »

Elvire sent que ses joues s’enflamment, il faut vite qu’elle trouve une excuse crédible et elle bafouille: «  Excusez-moi. Je pensais que vous pourriez m’aider. Je voudrais acheter une forêt, une toute petite forêt et quand je vous ai vu, j’ai imaginé que les forêts c’était une de vos spécialités et j’ai commencé à rêver. Ce n’est pas vraiment vous que je regardais. J’imaginais ma petite forêt. »

Elle voit sa pomme d’Adam qui monte et qui redescend. Il la regarde comme si elle était une princesse changée en crapaud. Il articule: « Est-ce que je peux m’asseoir? »


Un homme à la mer!

        Il est 23 h, dimanche soir, le 30 mai. Esteban ne dort pas, il est assis sur le pas de la porte du n° 82, rue Gray. Il a sorti une chaise. Eva le hante. Il garde les yeux fermés, il revoit ses cheveux noirs qui tombent sur ses épaules, il se souvient de ses seins et du goût de sa bouche, de sa peau de miel et de sa voix grave. Il est noyé dans sa nostalgie, perdu au large de sa tristesse...    

    Une odeur de pizza fait exploser l'image de la belle Eva: Esteban se rappelle qu'il peut avoir faim et peut-être même envie de manger. Ce n'est plus arrivé depuis des jours.

Tout à coup, le locataire du 1er, Paolo, déboule sur le trottoir. Paolo s’en va, il prend l'avion dans une heure trente, il va le rater s'il s'arrête, il court vers le taxi. Son tout petit sac à dos jaune fait une drôle de tache sur son blouson de cuir. Est ce qu'il a éteint le four avant de partir au moins? pense Esteban, parce que c'est sûrement chez lui la pizza!  Paolo est ailleurs déjà. Mais il va où Paolo? Il n'a pas eu le temps de le dire. Le taxi est reparti. Un taxi jaune comme ceux de NY. 


Eva. Elle pourrait être à NY, chez sa sœur, au bord de l'Hudson. Sa sœur est riche, elle vit dans un grand appartement. Depuis la terrasse qui surplombe presque le fleuve, Esteban devine la présence de l'océan. Le vent anime les cheveux d' Eva, leur parfum lui remplit les narines, un mélange de shampoing et de Paloma Picasso, un souvenir sucré et frais. 


     Le portable d' Esteban sonne: à cette heure-ci? C’est peut-être Eva. Avec le décalage horaire, ce serait possible. Son doigt tremble un peu en poussant sur le bouton . Zut, c'est madame Garadian, la nouvelle locataire du troisième. Elle a quitté son mari il y a trois mois. Esteban doit tenir l'appareil loin de son oreille, elle parle fort, vite, elle est fâchée, plus que fâchée, démontée, une furie barbare. Il imagine sa grande bouche, ses yeux maquillés - sont-ils encore maquillés à 23h17? - il n'entend pas ce qu'elle dit, ce qu'elle crie. Il pense aux yeux verts d'Eva qui devenaient gris quand elle lui faisait des reproches , des chapelets de reproches, longs comme des neuvaines, longs comme les trois messes de Noël de son enfance espagnole: il n'écoutait pas le prêtre , il s'endormait, sa sœur le pinçait, sans que sa mère ne s'en aperçoive. Esteban perd le fil de la messe, des griefs d'Eva, il sursaute, il entend madame Garadian crier dans le téléphone : " Mais c'est vous le concierge, faites quelque chose, nom de Dieu! " 



    Esteban referme son portable, hébété. Trop de femmes en colère, trop d'yeux gris-verts, trop de panique. Son cœur fait un bruit nouveau qu'il ne connait pas et qu'il n'aime pas. 

"Eva... Je vais mourir peut-être. Ce soir même... Mourir de chagrin, est-ce que c'est plus douloureux que mourir de peur? Ou mourir d'un coup de machette?Ou mourir étouffé, dans un satellite qui n'arrive plus à revenir sur terre?"


Non, sa mort à lui, Esteban, c'est pire que tout cela. Son agonie, elle a commencé il y a quinze jours, quand Eva n'est pas revenue de chez le coiffeur et qu'il a trouvé la garde-robe vide, comme dans les romans à 50 centimes. 

Sa mort à lui, c'est une mort très lente, un lamento après un allegro. 


Eva, il l'imagine parcourant la planète, filant vers sa gloire, fendant les océans  comme une proue de caravelle, les seins en avant, le sourire aiguisé, les yeux de pierre taillée. Lui, il se sent misérable, informe, pesant. Et aussi terne, poussiéreux, gris. Même pas gris, blanc plutôt. Blanc. 

  

le canapé magique

Dans le hall d’un vieil Hilton, je découvre un canapé de deux mètres de long. Plus de deux mètres, peut-être. Un canapé baroque, sexy , un canapé de vieille pute distinguée. Couvert de velours rouge magenta, un rouge qui va bien à l'ambiance inattendue de cet hôtel . Le dossier est tout en courbes voluptueuses, étonnantes. 

Le pli qui marque la rencontre entre le siège et le dossier est extraordinaire. Je l’examine avec attention. Aux deux extrémités de ce pli, mon regard s'enfonce dans des espaces vides, en forme de gouttes. Au travers de ces vides si féminins, si je m’approche, je peux apercevoir une toute petite partie du sol à l'arrière du canapé. Ces vides m'hypnotisent et m'attirent irrésistiblement: mes doigts aussi passent au travers, en frôlant les bords doux et tendres, et j’aimerais caresser le décor, de l'autre côté. 


L'assise  est si large que pour nous asseoir, ( j’écris « nous », parce qu'il est impossible de survivre seule sur un canapé de cette sorte quand, à deux, on a déjà  le sentiment d'être une île minuscule, perdue dans un océan magenta: deux, c'est le nombre minimum pour ne pas y perdre la tête et se noyer. J’ai donc été obligée de trouver un complice courageux pour partager l’aventure. Un homme qui comprenne qu’il a pour mission temporaire de m’aider à affronter un péril inédit et fantastique. L’heure tardive et le lieu ont  été propices: un vieux et brave navigateur de rêves cabote dans le hall de ce vieil Hilton à 11 heures du soir. Il m’a suffi de lui dire: « J’ai peur de m’asseoir seule sur ce canapé fantasque, voulez-vous m’accompagner un instant? ») pour nous asseoir confortablement donc, lui et moi, nous devons presque nous coucher, jambes étendues, dos ployés dans le pli magique, obligés de laisser nos regards se perdre vers les hauteurs. 


Alors, nouvelle surprise, dans cette position qui m'évoque les orgies romaines, nous découvrons le dessus d'une colonne en marbre gris foncé, au chapiteau doré, une colonne de théâtre baroque. Au sol, à hauteur d’homme, il n’y avait qu’un mur. La colonne démarre plus haut. Elle n’a pas d’autre fonction que d’étonner ceux qui s’asseyent sur le canapé. 


A gauche, au bout  du canapé magique, très loin, une lampe sur pied ressemble à un sèche-cheveux de coiffeur des années 60: la dame est partie, elle était au bout du canapé  bien avant nous, nous avons dû la faire fuir, en bigoudis. 

A droite, en hauteur, une vitre laisse voir des appareils inconnus et un type dont le crâne rasé ou tout à fait chauve, est posé sur sa main droite. Il est 23h30 et j’essaye en vain d’imaginer les fonctions de cet homme qui n'a pas l'air heureux. 


Pendant cette demi heure, tout flotte, même les fleurs blanches sinueuses comme des algues, sur le tapis rond et noir, aux pieds du canapé de rêve.  Un homme d'une trentaine d'années, tout de gris vêtu, passe et repasse devant nous. Il tire une valise et porte deux sacs. Plusieurs fois, il appelle l'ascenseur puis se retourne et repart. 


Je crois rêver…mais non...

Les moustaches de Dali voguent sous mes paupières. Que le mauvais goût du décorateur soit loué. D’autres que moi pourront tester le canapé psychédélique magenta…

vendredi 13 janvier 2023

Une femme en guerre.



Rouge et noir, je nage, je vole, j’explose.
Jamais l’ombre d’un repos pour ma révolte: insurrections de mots , lianes de véhémence, paniers d’insultes.
Ma plume crache sa colère sur le mur blanc, en deux tons ma rogne s’affiche, mes pattes de mouche s’emportent. Carnage rouge, cendre noire , bouillonnement sourd, jeyser de rage, plus d’image, plus de mur blanc.
Mon discours n’a rien de tendre à vous offrir : tout est épines, chair urticante, poil à gratter.
Je ne suis pas un mouton qui broute l’herbe du pré, ni une biche qui se nourrit à la mangeoire des hommes, je suis une louve à tout jamais sauvage. Bête splendide, fourrure noire, gueule pourpre.
J’aime ma révolte, c’est mon sang, c’est mon coeur. Sans elle, je perds la vie, je m’alanguis.
Et pourtant, quelques fois, pour un instant, j’aimerais être une luciole, pour un instant seulement.

Hétérotopie

     « Hétérotopie". Un mot découvert par hasard, entre deux autres. Inédit, exotique.

Son premier sens est médical: c’est le terme désignant une anomalie congénitale entraînant la formation de tissus - association de cellules composant un organe-dans un endroit du corps où il ne devrait pas se trouver normalement. Cela ne m’a pas vraiment transportée d’enthousiasme.

Et puis j’ai lu que Michel Foucault en a donné une autre définition qui me fait rêver: l’hétérotopie ce serait la localisation physique de l’utopie, un espace concret qui héberge l’imaginaire. Elle peut désigner tout lieu qui, pour le meilleur et pour le pire, obéit à des règles différentes des règles communes de la société. ( librement adapté de Wikipedia)


Après cette lecture, j’ai tout à coup aperçu mon hétérotopie à moi, qui restait invisible jusqu’à ce jour. C’est une petite cabane de trappeur qui se déplace par glissades légères sur des fils brillants. Parfois, elle va à toute allure, bondissante et joyeuse. Les rêves qu’elle fabrique s’échappent en pétales colorés par ses fenêtres. C’est un printemps bourdonnant. D’autres fois, elle se traîne à reculons de tristesse, sans avenir, boudeuse.


Je l’ai observée des jours durant, en buvant du thé, assise dans le grand fauteuil de mon père. Elle fait toujours le même trajet: entre mon nord (qui bégaye affreusement) et mon sud ( négligé depuis tellement). Il y a un point près de mon coeur qu’elle fait carillonner.

A force de la regarder, je connais ses faiblesses. Le drame, c’est lorsqu’elle s’arrête près de mon cerveau, tout juste à côté de la partie frontale, celle qui mouline les idées à tout berzingue, croit qu’elle a toujours raison et veut avoir le dernier mot. Lorsqu’elle s’installe là haut, c’est vraiment le pire. L’enfer des prévisions et des regrets. Tout noir et blanc. Un cinéma désespérant d’insomnies. Et elle reste coincée là, à ruminer en vain. Je ne sais pas comment la sortir de cette impasse.

Elle s’enlise parfois ailleurs, à mi-chemin entre mon nord et mon sud. Il doit y avoir un marécage dans ce coin-là. Un endroit plein de vapeurs tristes et monotones. Je la vois s’enfoncer dans un brouillard froid et sans espoir. Cela me fait peur. Je crains de la perdre pour de bon. Comment l’aider?

 

Avec le temps, j’ai compris que les hétérotopies, la mienne en tout cas, se mobilisent grâce à la lumière de la lune, aux marches silencieuses et forestières, au son du violoncelle et du vent dans les peupliers, aux marées d’équinoxes ( il faut de la chance, il n’y en a pas souvent), à l’odeur du pain et plus rarement du mimosa. Parfois, il faut beaucoup de tout cela pour convaincre mon hétérotopie de se laisser glisser doucement vers mon sud.


Lorsqu’elle y arrive, si elle se laisse aller, c’est la fête. Mon sud l’accueille, il lui tourne autour, il s’y attache, il aimerait qu’elle s’installe, qu’elle prenne ses aises, qu’elle laisse sa porte ouverte jour et nuit. Il a peur qu’elle s’en aille, qu’elle s’en retourne ailleurs, loin. Il aimerait trouver un magicien, un joueur de flûte, un danseur pour envoûter cette hétérotopie qu’il aime tant. Elle resterait là alors, sans vouloir remonter vers mon nord qu’elle perdrait à tout jamais. Mais c’est impossible, elle repart toujours. Je ne sais pas pourquoi.