Cher Journal,
Hier, avec les parents, on a parlé de mon avenir, de ce que je voulais faire plus tard. Tout de suite, sans me laisser le temps, ils ont proposé plein de trucs idiots: avocat, professeur, médecin… J’ai pas osé leur dire mais moi quand je serai grande, je veux devenir fusionnelle.
C’est un mot que j’adore « fusionnelle ». C’est joli. Je sais très bien ce que ça veut dire, on en a parlé au cours d’étude de textes avec Mademoiselle Gryson.
Si je devenais fusionnelle, je pourrais élever des chiens, ceux que les gens non fusionnels ne savent pas élever. Moi je pourrais savoir ce qui se passe dans leur tête de chien parce que je les regarderais de tout mon coeur. J’ai aussi de l’imagination donc je saurais comment leur apprendre des trucs que les humains aiment que les chiens fassent. Je pense que je suis sur la bonne voie parce que j’arrive à deviner ce que Bon-Papa pense alors qu’il ne parle pas beaucoup. Par exemple, je sais comment ses sourcils se lèvent un peu au dessus du bord de ses lunettes quand je fais quelque chose qu’il n’aime pas.
Si je devenais fusionnelle, je pourrais faire la classe aux enfants spéciaux. Ceux qui sont très attentifs et très secourables comme Jean-François mais qui ne comprennent pas pourquoi les tables de multiplication, pourquoi les conjugaisons, pourquoi les dates de l’histoire alors que tout cela tu le trouves direct dans ton GSM. Quand tu es attentif et secourable tu peux faire des choses beaucoup plus intéressantes que les calculs sans but et le subjonctif imparfait.
Si je devenais fusionnelle, je pourrais pister les loups et hurler loup sans savoir ce que je dis. Peut-être une bêtise ou une impolitesse ou une déclaration d’amour. Je ne sais pas. Mais cela intéresserait les loups et ils viendraient voir qui parle si bizarrement loup. Je pourrais suivre leur trace même quand elle a disparu. J’adorerais pister les loups. Je ne sais pas si c’est un métier. Ou alors peut-être au Canada ou en Sibérie. Mais en Belgique, pas.
Donc devenir fusionnelle, cher Journal, c’est mon voeu le plus cher. Après, je choisirais un métier. J’en ai encore trouvé d’autres.
Si je devenais fusionnelle, je crois que je pourrais faire l’ancien métier d’Abi: médiatrice. Elle m’a expliqué ce qu’elle faisait avant sa retraite. Elle était fusionnelle avec chacun des deux qui se disputaient. Ils pensaient tous les deux : »Enfin quelqu’un qui me comprend ». Ils étaient un peu moins énervés, ils commençaient à parler plus doucement et à pouvoir entendre ce que l’autre disait.
Si je devenais fusionnelle, je pourrais être jardinière et inventer des jardins assortis aux propriétaires. Pour les locataires, c’est plus compliqué. Il faudrait créer des jardins fugitifs pour ceux qui ne restent qu’un an ou deux. Pour un jardin fugitif, je crois qu’il faut du vent, de l’eau qui coule sans arrêt et des verts de toutes les couleurs. De toutes les sortes je veux dire. Si tu es fusionnelle avec les gens et avec les plantes, cela doit marcher mon idée.
Si je devenais fusionnelle, je pourrais aimer comme Papy. Abi dit toujours que Papy faisait un tour de force: il était à la fois fusionnel et pas du tout possessif. Quand Abi parle de Papy, je comprends que fusionnel c’est la moitié de l’amour. J’aurais plus qu’à apprendre l’autre moitié.
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