Il a une tronche de Wisigoth, pense Elvire.
Avec une gueule pareille, il doit faire peur aux femmes. Aux hommes aussi peut-être. Ses yeux sont deux puits noirs. Il regarde vers l’intérieur et ne voit rien de ce qui se passe autour de lui. Absent. Réfugié ailleurs. Un ailleurs sinistre. Des cheveux roux, une pagaille de boucles autour d’un visage anguleux. Un contraste étonnant. Sa bouche est une ligne horizontale, presque sans lèvres. Et ses joues sont en creux, des creux terribles, sous des pommettes hautes, presqu’arrogantes.
La vie est sans doute tragique pour cet homme, se dit Elvire. Elle revoit, en fermant les yeux, une séquence du film « Elvira Madigan ». Elvira danse sur son fil et la bande sonore, c’est Mozart.
Dans la vraie vie, pense Elvire, je me plante, je tombe du fil, je trébuche, je rate une marche, je dégringole de la crête dans le ravin, je me casse une jambe ou un bras. Parfois je suis en miettes, répandue dans le désordre et il faut refaire le puzzle, j’ai perdu des morceaux, disparus, envolés, et je suis là, sans carte, tout est à recommencer, ce coup-là n’était pas prévu, il n’était pas dans le scénario que ses parents ont inventé pour elle quand ils lui ont donné le prénom d'Elvire.
Quel est le prénom du Wisigoth?
Elvire tourne une cuillère dans une tasse de café noir, sans sucre ni lait. Le Wisigoth quant à lui ingurgite un liquide qui ressemble à du sherry. Il est deux heures trente-huit. Elvire voit sa pomme d’Adam qui monte et puis qui descend quand il avale une gorgée. La boisson a la même couleur que la pierre de sa bague: une résine fossilisée…. Il boit du jus de résine fossilisée…Classique pour un Wisigoth, il doit aimer les forêts. Celles du Nord, de Sibérie, près du lac Baïkal. Elvire se reprend. Il faudrait vérifier. Est-ce que les Wisigoths ont jamais fréquenté la Sibérie? Elle doit rester réaliste tout de même.
Ce qui est étonnant, c’est qu’il est rasé de près. Au rabot certainement. Mais le parfum du savon, pas moyen de s’en délecter. Il est assis trop loin d’elle.
Il a de belles mains. Grandes, aux ongles coupés régulièrement, et il a tous ses doigts, bien alignés. Pas un ne manque, une harmonie parfaite. Elles ont l’air douces ses mains. Elvire pense à Herman qui a un tube de crème hydratante dans son sac en bandoulière. Elle a trouvé cela merveilleux. Tant d’attention pour les femmes que touchent ces mains-là.
Elvire inspecte la chaise à côté de celle du Wisigoth. Là où est jeté son manteau, une vieille parka, avec un intérieur pelucheux dont Elvire peut sentir l’odeur. Elle n’arrive pas à la définir exactement. Un mélange bizarre. L’odeur universelle des magasins de vêtements de seconde main mélangée à celle de la soupe au céleri. Et un troisième ingrédient, légèrement plus doux. Elvire ne peut le définir. Il convient mieux au Wisigoth que les deux premiers.
Il est dix heures quarante-huit. Pourvu qu’il reste encore un peu. Elvire agite sa cuillère et ne boit pas. Observer les hommes est une de ses occupations favorites. Elvire trouve les hommes passionnants parce qu’ils sont différents. Impossible de s’ennuyer même quand ils ne parlent pas. Elle s’est constitué une sorte de bestiaire anonyme au fil de ses contemplations. Elle ne se sert pas vraiment de cette collection. C’est plutôt une sorte de trésor caché, une richesse accumulée qui l’empêche d’avoir envie de mourir tout de suite. Depuis le décès de son frère jumeau, Elvire peine à vivre. Une entente sans faille, une connivence absolue, des passions partagées, quelque chose de lisse, de doux et de très vivant à la fois, comme une écharpe de soie vibrante qui les reliait depuis la naissance. Elle n’a jamais ressenti cela avec un autre homme. Et le manque est cruel. Il est dans son ventre, un petit animal qui ronge, qui farfouille, qui grignote, même la nuit. Il se balade entre son coeur et son estomac et creuse des trous d’angoisse où bon lui semble. Elvire ne peut lui échapper qu’en sortant de chez elle. Si elle se concentre sur l’observation d’un arbre, d’une musique, d’un humain, le petit animal s’endort pour un moment. Elvire laisse aller son regard sur le Wisigoth: il est perdu dans un cosmos hostile, il n’a pas l’air de vouloir revenir sur terre et Elvire peut l’observer sans crainte. C’est agréable.
Une seconde plus tard, il est debout devant sa table, grand, très grand. Il dit : « Je ne comprends pas comment vous osez. Vous m’examinez depuis plus d’un quart d’heure, vous voulez quoi exactement? »
Elvire sent que ses joues s’enflamment, il faut vite qu’elle trouve une excuse crédible et elle bafouille: « Excusez-moi. Je pensais que vous pourriez m’aider. Je voudrais acheter une forêt, une toute petite forêt et quand je vous ai vu, j’ai imaginé que les forêts c’était une de vos spécialités et j’ai commencé à rêver. Ce n’est pas vraiment vous que je regardais. J’imaginais ma petite forêt. »
Elle voit sa pomme d’Adam qui monte et qui redescend. Il la regarde comme si elle était une princesse changée en crapaud. Il articule: « Est-ce que je peux m’asseoir? »
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