C’est fait. Je suis capturé. Marqué, tatoué. Brûlé, incendié. Par des ballerines rouges, un jean bleu, un boléro rouge sur un t-shirt blanc.
Je déteste la mode des tatouages. Elle en a un sur le haut de la pommette gauche, un minuscule dauphin qui m’asperge de rêves. Elle me sourit comme le chat d’Alice. Au coin de la rue sous un balcon, chez le boulanger entre les pains bien rangés, sur le mur de mon bureau derrière l’écran de l’ordinateur. Son visage de petit félin flotte au fond de ma tasse de thé, il clignote sur le plafond au dessus de mon lit, je veux le toucher , il s’évanouit lentement dans un nuage de patchouli.
J’invente sa voix que je ne connais pas. Une voix de toréador féminin, une voix d’alto, assortie à ses cheveux en bataille, couleur châtaigne. Je l’imagine sur la pointe des pieds, déterminée à me planter des banderilles en plein coeur, après m’avoir frôlé encore et encore de son boléro rouge.
Ses seins sont minuscules et ses fesses me plaisent.
Comment vous parler d’elle? C’est difficile. Je rêve entre chaque phrase, je m’évade, je vogue entre deux eaux, je perds le souffle, je m’égare. Je sais, ce n’est pas raisonnable, dirait ma mère. Un tsunami hormonal. Un Ave Maria laïque. Un glissement de terrain interne. On ne peut pas se défendre contre les catastrophes naturelles. Elles font partie de la vie.
Je l’ai vue sur le quai de la gare de Crest, en Drôme, il y a deux jours. Elle sautait dans le train vers Montélimar. A la dernière minute. Les portes ont presque mangé son boléro rouge.
Tout éveillé, je rêve d’une vie nouvelle: je quitterais Namur, je vendrais mon appartement. Ma mère penserait que je suis cinglé, elle voudrait me déshériter mais ce n’est pas possible, je suis son fils unique, elle a besoin de moi pour râler, pour décider à ma place, pour me culpabiliser, pour se sentir vivante.
Je louerais une chambre à Crest, pas trop loin de la gare. Il y a cinq trains par jour entre Crest et Montélimar. J'attendrais sur le quai. Le troisième jour, elle serait là. C’est l’hiver. Elle porte des bottes rouges, un jean bleu, une parka noir foncé, un bonnet rouge. Le dauphin doit regretter l’été sur sa joue pâle. Je sauterais dans le train derrière elle. Je n’ai pas pensé à acheter un billet. Je cherche le contrôleur, je ne veux pas payer une amende, ce serait un mauvais présage. Le train est beaucoup plus long que je ne l’imaginais et le contrôleur est évanescent. Mais où est-il, que diable? Un train a peu de lieux inconnus du public où un contrôleur peut se planquer pour rêver, écrire, fantasmer. Je le trouve enfin, je lui achète un billet, je suis soulagé.
Mais où est ma toréador en costume d’hiver? J’imagine m’asseoir auprès d’elle. Devant elle ou à côté d’elle? J’hésite. Je me souviens que la psy m’a dit: « Vous êtes un visuel. » J'irais m'asseoir en face de ma torera. Comment l’aborder? Je devrais lui parler avant d’arriver à Valence sinon c’est fichu. Décidément, ce rêve est poussif. Je donne un coup d’accélérateur à mon imagination et elle est là. Elle a enlevé sa parka noir foncé. Je vois ses petits seins sous son pull rouge, elle n’a plus de bonnet et ses cheveux emmêlés dessinent un mouvement tendre autour de son visage. Elle a les yeux verts, ce que j’ignorais. Et elle me voit. Elle me voit! J’abandonne ma timidité, ma gaucherie, mes hésitations. Je suis un hidalgo, plus vaillant que Don Quichotte et bien plus séduisant, je pourrais conquérir un harem entier mais je tiens ma libido rennes serrées. Je lui parle en alexandrins, debout sur la banquette, je lui déclare mon amour sans bégayer, les mots coulent en fontaine claire, ma torera m’écoute. Elle m’écoute et ses yeux brillent...
Il n’y a pas de wagon restaurant , pas de wagon couchettes mais comment font les autres amoureux fous entre Crest et Montélimar? La SNCF fait décidément des économies sur tout, les voyageurs ne disposent plus du confort vital. Il y a bien des wagons à vélos mais c’est inutile quand on est débordant de désir. Aucun endroit pour danser, la tenir dans mes bras, respirer l’odeur de sa peau au creux de son cou, mêler nos jambes sans lui écraser les pieds. Alors je jouerais mon atout. Je l’inviterais en voyage. En train bien sûr. Je lui raconterais mon rêve: le transsibérien Paris-Moscou-Pékin. Avec elle. Je louerais un compartiment pour quatre mais nous ne serions que deux. Nous dormirions serrés sur la banquette du haut. Elle pourrait redescendre au milieu de la nuit si elle le souhaite. Je ne protesterais pas malgré ma tendre frustration. Nous vivrions plusieurs semaines dans un cocon mobile, alternant le luxe du Paris-Moscou et l’ennui autour du samovar pendant les longues heures de contrôle prétexté par les autorités russes aux objectifs mystérieux.
Nous nous arrêterions dans des villages perdus, avant de reprendre le train suivant. J’apprendrais le russe avant de partir, je le promets. Nous irions au sauna à Irkoutsk, en bateau sur le lac Baïkal, nous mangerions du caviar chaque fois qu’elle le voudra, avec du champagne russe si j’en déniche. Elle ne voudrait pas aller à Pékin? Nous n’irions pas. Nous partirions en caravane dans le désert de Gobi, nous logerions en yourte dans un campement mongol, non cela ne sent pas le beurre rance et le cheval sauvage, je ne crois pas. Les douches? J’irais ramasser des bouses sèches et je chaufferais de l’eau pour rincer ton corps mignon, ma torera chérie. La nourriture? Je ne sais pas. Dans les guides, ils écrivent toujours: « pas de wagon restaurant , prévoir un pique-nique. » Est-ce que les piques-niques russes sont pires que les Mac-Do américains? Je ne crois pas.
Mes fantasmes me tiennent en éveil, je ne dors toujours pas. Demain je participe à une course-relais à la citadelle de Namur. Au profit des TSE. Les travailleurs sans emploi. Les chômeurs en novlangue. « Au profit » n’est pas le bon terme. C’est une action coup de poing, coup de pied plutôt, pour attirer l’attention sur le lien entre la précarité sociale et le délabrement de la planète. Faut que je dorme, absolument. Pardon ma torero, faut vraiment que je dorme.