vendredi 20 octobre 2023

la para-commando

 


Noémie est si jolie qu’elle pourrait concourir et devenir Miss Belgique. Mais elle a décidé d’entamer une carrière militaire. Chez les para. Je connais un général para-commando: Bernard, le père de mon pote Sébastien. Grand comme une petite montagne, pompes tous les matins, exercices de survie en forêt par un froid de steppe mongole. Il parle français avec un accent étrange alors que sa famille est belge depuis au moins cinq générations. Un accent que je situe entre celui du contrebandier breton et du pirate hollandais. Je pense que si le père de mon pote n'avait pas été para, il aurait été bandit. 


Il m’arrive souvent d’essayer d’imaginer Noémie en para-commando. Il y a comme un hiatus aurait dit ma prof de français. 

Elle a des combat shoes à la place de ses ballerines. Je ne vois plus ses chevilles ni même ses mollets. Elle porte un pantalon de camouflage informe, une veste pleine de poches et un gilet pare-balles. Cette vision imaginaire calme instantanément mes ardeurs. Puis je regarde son visage, ses yeux bleus, ses cheveux blonds qui dépassent du béret, j’ai une bouffée de chaleur et de désir. Elle rampe dans la boue en s’appuyant sur les coudes. Je suis désespéré. Elle escalade une construction en bois, tombe presque en marchant sur un filet à grosses mailles suspendu à au moins cinq mètres de haut. C’est mon coeur à moi qui chute. Les instructeurs sont des irresponsables. Cela n’existe pas dans la vraie vie des trucs pareils. Elle va se tordre une cheville même avec ses horribles bottines. Je sais qu’elle va devoir sauter en parachute mais c’est encore l’épisode le plus acceptable de ce cauchemar officiellement organisé. 


Noémie me parle souvent de son rêve. Elle me dit qu’elle aimerait cette vie de courses, d’exercices d’équilibre, de ramping; elle aime l’inattendu, les réveils nocturnes, elle aime même se salir! Je sais qu’elle est courageuse, infatigable, prête à tout. Après une nuit sans sommeil elle est encore toujours capable de discipline et de persévérance. Je l’admire sans limite!


Je sais qu’il est inutile de m’opposer de front à ce projet. Cela ne ferait que renforcer sa vocation. Je dois user de diplomatie, imaginer ce qui pourrait concurrencer l’attrait de ces exercices grotesques. J’ai observé ma grande soeur avec son bébé. Tenir le coup avec ce petit exige les qualités d’une para-commando! Il hurle de la même façon s’il a faim ou sommeil, il faut le bercer en marchant des heures durant sinon rebelote. Il faut garder son calme après plusieurs nuits quasi blanches. 

C’est un peu tôt pour proposer cette alternative à Noémie. On a quinze ans tous les deux. Je crois que les parents la trouveraient mauvaise mon idée si jamais j’arrivais à convaincre Noémie de changer de destinée. 


Ma mère m’a envoyé acheter trois kilos de chipolata. Faut que j’arrête de me faire du cinéma et que je me grouille sinon je vais me faire attraper. 


premier rendez-vous

 

  • Avez-vous vu l’expo de Roland Henrion?
  • Non. Vous bien?
  • Oui. Il m’évoque Hopper. Vous aimez Hopper?
  • Je ne suis pas une experte. Mais je sais qui est Hopper et j’aime ses ambiances. Cependant je suis toujours un peu gênée. Comme si j’étais voyeuse malgré moi.
  • Ah, étonnant…Vous voulez boire quoi? Un prosecco, un jus de pomme gingembre, un thé, autre chose?
  • Un prosecco me ferait plaisir.
  • Moi aussi. Je passe commande et je vous laisse un instant si vous le permettez pour aller chercher le catalogue de l’exposition de Roland Henrion. J’aimerais vous le montrer. 


Il quitte la table.


Elle: Oh non! Je veux bien parler des expos que je vois mais seulement aux gens que je connais. Je ne suis pas historienne d’art. Je dis ce que je ressens. C’est intime. Je ne vais pas raconter cela à un type que je vois pour la première fois. D’ailleurs je n’ai rien à dire en regardant des reproductions d’une exposition que je n’ai pas vue. Enfin, peut-être lui, il a beaucoup de chose à raconter à propos de cette expo. Il a l’air sûr de lui. D’un côté j’aime les hommes qui tiennent la route mais si je suis dépassée par leurs airs affirmatifs, je n’arrive pas à trouver une place. 

Je me souviens d’un autre gars, rencontré sur Meetic, avec qui je buvais un café. Il parlait sans arrêt. Cela ne m’ennuyait pas du tout. Heureusement! Il avait une vie passionnante. Mais je me demandais ce qu’il allait connaître de moi après une heure de monologue. Il a terminé en me demandant: « Alors que pensez-vous de l’heure que nous avons passée ensemble? » J’ai dit franco : « Intéressant à écouter, très intéressant mais je me demande quelle place j’avais? » Il a répondu sans sourciller: » Mais prenez une place, prenez une place! »

Sauf que quand tu as passé ta vie à écouter les mecs (et les nanas d’ailleurs) raconter leurs histoires, t’as pas l’habitude de prendre une place. T’as l’habitude d’écouter et d’écouter très bien même. 

Une place il faudrait qu’un jour on t’en donne une pour que tu t’entraînes à la prendre. Parce que t'es pas douée naturellement.

Je pourrais faire un « me too » à propos de « pas de place ». Je ne parle pas de mon ancien métier. Juste de mes entrevues actuelles avec quelques hommes sur les sites de rencontres. Une injure à leur intelligence.… 

Au premier rendez-vous, pas moyen de l’ouvrir. Il s’installe, il s’étale, il prend toute la place, tout l’air même. Je me demande si je vais pouvoir respirer à côté de lui. Si je ne vais pas recevoir une claque d’une de ses grosses mains qui s’agitent quand il parle. Y a pas eu de deuxième rendez-vous…

Je me souviens aussi de l’astronome spécialisé dans les trous noirs. Terrible littéralement. Il me faisait un cours sur l’intensité du champ gravitationnel de ces objets célestes tout en mangeant en face de moi. Indescriptible. Il postillonnait tous azimuts. J’ai réussi à occuper une place moins dangereuse, à sa droite, en prétextant que j’avais trop chaud près du radiateur. Je  risquais moins d’être atteinte par un projectile dont j’ignorais la qualité du champ  gravitationnel mais que je ne voulais pas rencontrer. 

Un autre homme était intarissable à propos de ses conquêtes précédentes et de ses prouesses sexuelles. Etrange publicité. 

Parfois je pense que je viens d’une autre planète. Les femmes de Venus et les hommes de Mars, on connaît le refrain. Mais les citations, les exploits, les diplômes !( j’ai aussi eu droit à la liste énoncée avec un air modeste)… tout, j’ai tout entendu. Ou lu. Hier, Emile par exemple, dans sa présentation sur le site « Disons Demain » invective les femmes qui ont des chiens. C’est une tare. Elles sont éliminées d’office. Il n’écrit rien d’autre. Eliminé lui aussi.


Bon, il ne revient pas. il rumine peut-être comme moi en cherchant son catalogue. C'est possible que sur les sites de rencontre les nanas soient prétentieuses et irréalistes. aux yeux des hommes...Toujours pas là... Cela m'inquiète.  II avait l’air à peu près normal au départ. Il va revenir j'espère. Je dois me calmer. Pas de préjugé...


jeudi 6 juillet 2023

mon premier souvenir

 J’ai deux ans. Je vis avec mes parents dans un petit appartement . Il fait très calme. Pas un bruit. Je suis assise par terre. Le sol est frais. Il fait bon. Je suis en pyjama. Je suis tranquille. Maman n’est pas loin, dans une autre pièce et Papa est là, avec ses cheveux bruns bouclés et son sourire. C’est lui qui m'a sortie du lit. Je le vois chaque matin avant de voir Maman, mes premiers moments sont avec lui. Il ne parle pas beaucoup. Moi non plus. 

Il prépare du café pour Maman. Il a mis le café dans un filtre tricoté, la bouilloire a sifflé et il a versé l’eau très chaude dans la cafetière, comme chaque matin. Il me dit: «  Je vais porter une tasse de café à ta Maman. »

Je vois un peu de fumée qui sort de la cafetière et je respire cette odeur du matin que je connais bien.


La lumière est là. Elle est jaune, filtrée par les vitres d’une porte brune, devant moi. A travers chaque carreau passent des routes de lumière jaune qui se rejoignent devant moi. Tout l’avant de mon corps baigne dans une chaleur dorée. Je ne bouge pas. Je sens la lumière. Elle est tout autour de moi.

Je vois qu’elle transporte quelque chose: de minuscules points brillants qui bougent lentement. Ils flottent dans la lumière et descendent vers moi. Je vois la lumière qui danse. C’est la première fois. Je bouge un peu le bras pour la toucher avec la main. Je ne sens rien. J’essaye plusieurs fois, lentement. Je n’ai rien dans la main. Septante ans plus tard, la joie est toujours là. 

lundi 3 juillet 2023

Ma mère

  Mon père était aveuglément amoureux de ma mère. Elle pouvait dire ou faire ce qu’elle voulait, il l’aimait, la suivait, l’embrassait et tout le toutim. Mon père ne pensait rien par lui-même: il était la voix de ma mère. (1)

J’aimais ma mère mais mon père exagérait d’amour. 

Après une séance stéréophonique de reproches sur mon apparence ( 18 ans en 68, vous pouvez imaginer…), quand je rêvais tout éveillé, je fantasmais ma mère, flottant toute droite à un mètre du sol,  couverte d’hermine. Pas seulement une bordure comme la reine d’Angleterre, non, tout un manteau d’hermine. C’est ce que mon père a réussi à faire toute sa vie: la mettre sur le podium, plus haut encore que le vainqueur, à une place imaginaire, qui le dominait lui, qui portait juste un petit bout d’hermine au bord des poches. Et puis moi, placé plus bas que la  troisième marche du podium. Moi j’étais dans un trou. Et pas n’importe lequel. Un trou inconfortable, trop étroit. Mes pieds ne touchaient pas le fond. Ma tête et mon torse dépassaient du sol. J’étais vêtu d’un jean et d’un t-shirt à l’effigie des Beatles. Heureusement, de merveilleux écouteurs me couvraient les oreilles et distillaient une musique, composée par un de mes amis, que nous avions baptisée « Belgian Mood ». C’était un compromis entre le Jazz et Wagner. Beaucoup plus captivante que les plaintes du duo parental. Lorsque je nous observais tous les trois sur l’écran de mon rêve, je ne pouvais pas imaginer que j’étais leur fils. 


Avec le recul, je me demande si j’aimais réellement ma mère. 

Je ne me sentais jamais à la hauteur de ses recommandations. Par exemple, pour les vêtements, elle préconisait le blazer, le pantalon de flanelle grise et le loden l’hiver. Pour les amis, ils devaient être bien élevés, de parents rangés et catholiques si possible. Mais il paraît que je fréquentais « des pommes pourries ». Sauf Dick Annegarn. Pourtant, il ne correspondait pas vraiment au portrait-robot de l’ami idéal.  Il habitait tout près de chez nous. Sa mère à lui s’exaspérait de morceaux de guitare répétés à l’infini et il venait parfois jouer à la maison. Maintenant encore cela me semble une note étonnante dans la symphonie grise de ma mère à moi. 

Par ailleurs, je détestais sa cuisine: des cochonnailles, des plats en sauce, et quasi pour seul légume, des chicons, crus ou cuits, selon la saison. Moi, en mangeant chez des amis, j’ai découvert que j’aimais la roquette, les asperges à la flamande, le quinoa, les patates douces, les pâtes aux coquillages… 

Elle ne comprenait rien à ma sensibilité. Petit, je me faisais battre dans la cour de l’école. Elle voulait m’entraîner à me défendre en me proposant de la frapper. Impossible de frapper la Reine-Mère, évidemment. 

A peu près à la même époque, quand je lui demandais pourquoi les pelleteuses étaient au fond d’un large trou dans une zone de travaux, elle ne me disait rien de la nécessité de construire des fondations, elle m’expliquait que les pelleteuses se préparaient pour l’hiver, qu’elles creusaient leur refuge contre le froid. Je ne la croyais pas mais je n’osais pas la contrarier. 

Un peu plus tard, j’ai tout de même gobé une autre fable: je passais l’aspirateur sur les tapis, un vieux Hoover qu’on appelait aspirateur-balai, plutôt que traîneau comme celui que j’utilise actuellement. Elle me recommandait: « Attention aux franges, tu ne dois pas les aspirer mais il faut les lisser toutes dans le même sens. » Elle insistait ensuite pour que je sois attentif aux trajets de nettoyage: l’engin n’aspirait selon elle qu’en avançant …J’avais oublié cette précision et  je m’en suis souvenu récemment en constatant que c’était impossible. Cela m’a beaucoup troublé. J’admire l’imagination mais je déteste la manipulation.

Je n’ai jamais pu choisir une des professions de ses rêves: pharmacien, médecin, ingénieur, professeur. J’ai donc été une déception permanente. Pour ma mère et par ricochet pour mon père qui au fond de lui s’en fichait probablement. Moi, à 12 ans, je voulais être cuisinier sur un navire volant qui aurait des ailes de jonque. Un navire marchand. Avec deux ou trois cabines seulement. Je n’aime pas la foule. Je sentais le vent qui bruissait dans les voiles, le ciel était orange sur une mer vert émeraude, un parfum de citronnelle se mélangeait à l‘air marin. Alors bien sûr, l’école fut pour moi un cauchemar permanent qui ne menait nulle part. 


Honnêtement, je crois que je n’aimais pas vraiment ma mère. Mais j’aurais souhaité ne pas vivre aussi désaccordé.

Ma mère lisait Françoise Dolto et un autre psy dont j’ai oublié le nom. Cela me semblait étrange. Et surtout inefficace en ce qui me concernait. J’ai lu les livres de ces deux psy, plus tard, quand j’ai vidé la maison des parents. ( Je me rappelle à l'instant du nom du second: Rogers. Ma mère était fan.) J’ai trouvé ces lectures intéressantes mais je n’ai a posteriori rien reconnu de ces théories très positives dans les attitudes strictes et raides de ma mère. 

Dolto était persuadée que les enfants choisissaient leur famille. Comment ai-je pu choisir de naître dans cette famille-là? J’ai beaucoup réfléchi à ce sujet. Je n’ai aucun sens de l’orientation. Il me manque une case dans je ne sais plus quelle partie du cerveau où loge ce sens. J’en ai conclu que mon âme s’était égarée en chemin et s’était trompée de famille. J’aurais dû aboutir chez des poètes, ou des tziganes ou chez les Baladins du Miroir. Tout le monde s’en serait trouvé mieux. .


(1) librement copié du 1er § de "la dernière licorne" de Eva Kavian

mardi 18 avril 2023

le vent



Je suis l’Harmattan.
Le vent qui tourne les pages, qui raconte les histoires. Celles de la bibliothèque de Chinguetti, celles des parchemins et des livres sacrés, ramenés par les pèlerins de l’Islam, de partout, depuis des siècles. Les ouvrages d’anatomie, de calligraphie, de poésie, aux couvertures en cuir de gazelle ou de chameau.
Je pousse la température et la sécheresse vers leurs sommets en quelques heures. Je remplis de sable et de poussière de cailloux chaque bouche cachée sous le chèche. Je ponce les murs de pierre rose et sans relâche je détruis le travail des hommes qui s’obstinent à vivre dans le désert.


Tu es le Sirocco.

En Corse où je passe quelques jours, tu déposes mes souvenirs d’enfant qui rêvait des hommes bleus. Les images en couleur que je collais dans un livret qui racontait la vie des Touaregs, les caravanes qui passaient dans mes rêves. 

Toi le Sirocco, tu effaces l’empreinte des pas des Touaregs croisés des années plus tard à Niamey. Privés de dromadaires, privés de zébus et de chèvres, fiers caravaniers devenus gardiens de maison, longues silhouettes minces se promenant deux par deux, la main dans la main de leur meilleur ami.


Il est le Khamsin.

Le vent d’Egypte qui a croisé Champollion pendant son long périple, maugréant, sacrant, déçu. Prolongeant son voyage lorsqu’enfin il découvre les trésors qu’il a étudié sur papier depuis des années. Ils sont devant lui, abrasés par le souffle brûlant du Khamsin. 

Depuis 40 jours, il assèche sa bouche, poudre sa barbe de sable et lui emplit les yeux de larmes.


Elle est la Tramontane.

Elle vient du Nord Ouest. Elle a les yeux bleus des étrangers qui ont traversé le Languedoc, l’endurance des marcheurs, le souffle frais et le regard brillant de l’étoile polaire. Son nom invite les plus téméraires à la randonnée, au bivouac. Il faut de l’endurance pour aimer la belle Tramontane, la cousine du rapide Mistral, qui dégage le ciel et polit le soleil. 


Nous sommes les vents de Tunisie.

Le Sheili, le Chlouc, le Cherch, le Banani, le Guebli, le Bech, le Chergui, le Gharbi.

Nous avons soufflé sur le printemps, enflammé les esprits, attisé la liberté, ôté les voiles des femmes. Et puis pleuré l’impasse, l’hiver et la faim.


Vous êtes le Pampero!

Vous rassemblez vos troupes dans les grandes steppes arides de Patagonie, vous soufflez en rafales glacées depuis les larges dos des baleines, îvres de vitesse vous courez vers le nord, vous vous engouffrez dans le Rio de la Plata, vous saluez Magellan, vous vous réchauffez aux pas du Tango, et vous crevez en orages sur Buenos Aires pour repartir cavaler dans la pampa.


Ils sont le noroît et le suroît, la brise et les alizés, les vents du Capitaine Nemo de mon enfance qui dévorait Jules Verne. Ils ont frayé avec le Nautilus, écumé les mers avec son équipage polyglotte. Ils ont peuplé nos rêves, allégé nos mémoires. 

lundi 13 mars 2023

Pas de lettres pendant les vacances, intro

Un jour, il y a longtemps,( un temps où je prenais encore l’avion), un amoureux m’a dit: « on ne va pas s’écrire pendant les vacances ». Cela semblait sans appel, j’étais frustrée, triste, en colère, alors j’ai beaucoup écrit pendant ces vacances-là, que nous passions loin l’un de l’autre. Je vous livre les perles de larme ou de feu, au compte-gouttes…

( Celle que je préfère, c’est la cinquième! J’ai éliminé toutes les autres qui n’étaient vraiment pas des perles.)

 

lundi 20 février 2023

Pas de lettre pendant les vacances 5.

 Mais qu'est ce qu'elle fait cette créature? Je l'observe depuis quelques temps et je n'y comprends rien. C'est bizarre d'ailleurs d'être le Tout Puissant et de ne rien comprendre au comportement d'une de ses œuvres. D'ordinaire les concepteurs ont une connaissance approfondie du fonctionnement de leurs inventions. Mais là, c'est à en perdre mon latin...


Un homme est là, à l'ombre d'un arbre, d'un pommier me semble-t-il - ma vue baisse avec les siècles- j'essaye de me souvenir de son nom: Schmuf ou Schmuk plutôt . 

Schmuk donc, se gave de fruits en boîte à l'ombre du pommier. Je reconnais la boîte, même de loin: il s'agit d'un produit " Paradise S.A." Déjà, ce comportement n'est pas très orthodoxe: il mange directement  dans la boîte, il plonge sa cuillère à un rythme effarant, je suis certain qu'il n'a pas le temps de savourer ce qu'il avale. À ses côtés, il y a une belle nana dans le plus simple appareil mais il s'en fout. Il s'en fout, c'est évident. Il est  le nez dans sa boîte et il dévore. 


Elle, je ne connais pas son nom, enfin, je l'ai oublié, -c'est triste , à mon âge j'ai parfois des trous de mémoire- , elle s'étire, elle se lisse les cheveux, elle passe la main dans ses cheveux à lui, elle lui sourit quand il lève les yeux de sa foutue boîte mais cela n'a aucun effet. -Il est fou ce gars, il ne voit pas comme elle est belle? Elle est belle! Je me souviens de son prénom à l'instant: Brigitte, c'est Brigitte!-

Elle continue.- Elle ne se décourage pas vite, ma parole! Moi je lui aurais déjà mis mon poing quelque part à cet idiot.- 

Maintenant, elle fait des petits mouvements avec les doigts sur le dos de la main de ce bête Schmuk. Mais que fait-elle? Que fait cette créature de rêve? Elle persévère. Elle refait les mêmes petits mouvements sur le dos de sa main. Schmuk secoue la tête pour dire non.

Elle s'obstine et remet cela. Je me penche pour mieux voir. Elle ne le caresse pas vraiment même si ses mouvements sont très doux. Ah! Je comprends! Elle écrit sur le dos de sa main. Je n'arrive pas à lire toutes les lettres d'aussi loin mais c'est clair: elle lui écrit quelque chose, toujours la même chose je crois. 

Et lui il gueule , la bouche pleine, je l'entends jusqu'ici:  "ah non! pas de lettres pendant les vacances, hein! " 

Moi je crois surtout qu'il ne sait pas lire, cet imbécile! 


samedi 18 février 2023

Pas de lettre pendant les vacances 4.

  La première fois que Solo pinça son nouveau stylo entre le pouce et l'index de sa main gauche, il fut si fier qu'il se sentit pousser des épaulettes. Jusqu'à présent, il n'avait pas trouvé de remède à son mal. Ce stylo, c'était l'instrument de sa victoire. Enfin, il allait vivre en paix, délivré des histoires anciennes qui hantaient ses nuits et ses jours aussi, parfois.

Ce stylo, c'était son salut, sa rédemption, la fin de sa quête. Un stylo qui glissait sur le papier comme un poisson dans la rivière, sans bruit, sans accroc. Grâce à lui, il allait visiter les abîmes marins de ses manques, capter ses rêves comme on ferre une truite argentée. Il allait désencombrer sa mémoire, faire une hécatombe de souvenirs, ouvrir une clairière dans la forêt  d'histoires qui lui remplissaient la tête.     

Une fois tous ses cauchemars couchés sur le papier, le balancier de ses jours allait revenir à l'horizontale. Il allait retrouver son innocence et marcher tranquillement à travers le reste de sa vie.


Solo érigea tout autour de lui une barrière de silence. Il se pencha sur la feuille. Les mots qui neigeaient dans sa tête tourbillonnèrent sur le papier. Le vent les poussait comme des oiseaux dans la tempête, la page se remplissait de banderoles calligraphiées: pas de vacances pour les lettres qui se précipitaient en longues phrases, se bousculaient pour s'échapper du stylo, couraient haletantes jusqu'au bas de la feuille, sautaient pour atteindre l'autre côté et repartir de plus belle, guirlandes crépitantes, éclairs zébrant le papier, trous noirs de mémoire.


Toute la nuit, jusqu'à l'heure du premier café, le stylo transfusa les souvenirs désordonnés de Solo. Au premier chant d'oiseau, Solo s'endormit sur la table, souriant comme un nourrisson.


jeudi 16 février 2023

Pas de lettre pendant les vacances 3.

Nous venons prendre des nouvelles. Comment est-elle? 

Oui, nous le savons, elle n'est pas encore née. Ce sont les vacances maintenant, rien ne se passe. 

Sens -tu si elle est tranquille ou agitée? Tu l'obliges à rester enfermée, à ne pas sortir pendant tout ce temps, l'accepte-t-elle? Ou l'entend- tu protester, se débattre, pleurer? Profite-t-elle de l'attente forcée pour s'allonger, grandir, se mettre en forme, se parfumer, trouver ses premiers mots, choisir ses couleurs? 

Tu ne sais pas? Elle est trop petite? Et quand ce sera le jour, crois-tu qu'elle va se glisser dehors doucement, en clignant des yeux et puis se déplier lentement, comme un coquelicot ? ou bien va-t-elle jaillir comme le soleil du matin, dans un geyser d'impatience et courir, courir, courir...

Nous l'attendons, nous l'imaginons, elle est déjà là peut-être ...


 

mercredi 15 février 2023

Pas de lettre pendant les vacances 2.



Mon amour, 


Je ne t'enverrai pas de lettre pendant mes vacances. Impossible de t'écrire. Je serai loin, je  penserai à toi le moins possible pour ne pas désespérer. Tu sais comme je suis sensible à l'absence, à la présence. Me souvenir de toi pendant un temps aussi long me casserait l'humeur, brouillerait mon repos et mes rencontres et m'empêcherait de vivre au présent. Je suis certaine que tu comprendras mon amour, tu comprends tout. 

Je t'aime.


Isabelle





« Je ne t'enverrai pas de lettre pendant mes vacances. »

Ah cela commence bien ce courrier pour m'annoncer qu'il n'y en aura pas. Et si je compte les lignes, il y en a quatre et demi.  Le « je t’aime" final cela ne compte pas. 

Moi aussi je t’aime, enfin je crois, parce que là tu me les brises vraiment Isa! Toujours aussi pleine de recommandations du genre coach de bien-être :  «  Prenez soin de vous d’abord » ,« Vivez l’instant présent » ,«  Vous avez droit au bonheur » ,« Ecrivez un mantra positif et répétez le chaque jour de vos vacances ». Je n’en peux plus de ce charabia new age, marre de tes décisions unilatérales, fini d’être trop ceci et pas assez cela!  Pas de lettre, quelle bonne idée!


BOB( in petto)

mardi 14 février 2023

Pas de lettres pendant les vacances. 1.



Qu’est ce que tu écris? 

J'écris comme une alcoolique, j'écris pour oublier, j'écris le temps qui court et celui qui traine les pieds, j'écris le temps présent, celui de l'insignifiance, celui du minuscule,  j'écris pour rester en vie, j'écris parce que tu n'es pas là, j'écris mon désir inutile, j'écris le mur d'eau entre la feuille et moi, j'écris parce que je ne peux pas faire autrement.


Qu'est ce que tu écris? 

J'écris les mots qui courent, les larmes égarées dans les aéroports et les regards pressés, j'écris les messages des amoureux sur les téléphones portables, j'écris la voix intemporelle qui annonce les arrivées et les départs , j'écris les vacances obligées, parquées, emmurées, j'écris le temps quelconque, indifférent, cotonneux, suspendu, j'écris ton absence, j'écris le silence au plein milieu du bruit.


Qu'est ce que tu écris?

J'écris Boeing, Boeing, Boeing... du tapis plain dans un avion ce n'est pas sain, les consignes fabriquent la sécurité, l'hôtesse s'ennuie en répétant son texte, je reconnais le bleu du ciel au dessus des nuages, toujours pareil, le steward est fatigué et le capitaine est muet aujourd'hui, pas de message pendant les vacances.


Qu'est ce que tu écris?

J'écris l'attente, le mur d'eau est de nouveau là, j'écris pour faire une provision de mots qui resteront coincés, j'écris pour m'apprivoiser, j'écris mon sourire mouillé, j'écris sans mot.


Qu'est ce que tu écris? 

La vie aujourd'hui.


lundi 6 février 2023

le hasard, les astres, le destin... que sais-je?

Cette semaine là, à quelques jours d’intervalle, 
Ernest m’a quittée,
Un camion est entré dans ma façade et presque dans mon salon,
Ma grand-mère s’est suicidée.
Je ne m’attendais à aucun de ces évènements. 
Ernest me disait que j’étais la femme de sa vie.
Ma rue descend en ligne droite et est peu fréquentée.
Ma grand-mère était croyante et en bonne santé.

    Je ne vais pas développer le premier évènement: je suis larguée par Ernest. Je sais depuis longtemps que, comme la schtroumpfette, les hommes sont légers, volatiles, roués, mensongers, de mauvaise foi, inconséquents, sots, rusés… (Je n’invente rien, c’est la recette de Gargamel pour fabriquer une schtroumpfette: un peu de légèreté, de volatilité, un brin de rouerie, un soupçon de mensonge etc…) 
Que Ernest, qui est un homme, quitte illico la femme de sa vie alors qu’il vient de lui faire cet aveu, c’est banal presque. Cet abandon était accompagné de plaintes, de mea culpa, d’aveux de vénération, « je suis le dernier des derniers, je rate toutes les occasions d’être enfin heureux, le bonheur n’existera jamais pour moi, je t’aimerai toujours et à jamais. » - c’est bizarre cette expression, non?-  Il y en avait tant et tant que j’avais presque pitié de lui. Pauvre homme. Privé de l’amour de sa vie au seuil de la vieillesse… J’ai été obligée de m’écrire dans un cahier pour me raisonner: «  Ne t’attendris pas.C’est lui qui a décidé de trancher notre lien à la hache, selon son expression. Tu vas finir par lui trouver des excuses dans son enfance comme dans les émissions psy sur RTL. Garde ta rage, ta rogne. C’est un lamentable looser oui! Il t’a mitonné un fameux canular de dernière minute. Non, non, arrête de pleurer, t’es dingue ou quoi. Mais non, tu ne vas pas lui écrire, tu ne vas pas l’attendre. T’es pas une midinette, tu ne vis pas dans un roman photo. Du punch ma vieille, trouve un amant ou achète un canari! Occupe-toi quoi! »

Bon, je veux bien faire une seule concession en sa faveur à Ernest. Il a peut-être été sous l’influence de la comète qui risquait, selon la NASA, de percuter la terre dans les jours suivants.
 
    Deux jours après cette rupture brutale, un camion est entré dans ma façade. Tout aussi brutalement. Pas n’importe quel camion. Un camion Tata, un camion indien, rouge vif, entièrement décoré d’une surabondance d’ornements jaunes de toutes sortes. J’en ai vu beaucoup de pareils dans l’Himalaya. J’ai compris trop tard qu’il manquait ici quelque chose d’essentiel pour la conduite de ces engins: les poteaux couverts de citations qui rythment le temps sur les routes en lacets que parcourent les camions Tata. Les routes sont en Indes beaucoup plus dangereuses que la rue Loiseau à Namur mais les recommandations surprenantes de sagesse que lisent les conducteurs tous les 500 mètres les incitent à une conduite prudente. Déporté en occident, un conducteur de Tata perd le nord même en ligne droite. Sans ses balises habituelles, il se retrouve logiquement quasi dans mon salon.

Je m’interroge cependant à propos de l’influence maléfique de l’astéroïde sus mentionné sur la conduite d’un véhicule mythique en dehors de son lieu d’origine. Les astres condensent les difficultés, on le sait.
 
    La semaine suivante, ma grand-mère s’est suicidée. Une expérience brutale pour elle et pour moi. J’ai toujours cru qu’elle était croyante et incapable de ce geste. Mais depuis son décès, je doute. Je connais sa curiosité, son insatiable curiosité qu’elle comparait à celle de l’enfant d’éléphant de Kipling. Je l’ai vu faire de l’escalade à 80 ans, apprendre le russe deux ans plus tard -difficilement il est vrai- s’inscrire pour un championnat d’aviron sur la Meuse et passer avec succès l’épreuve éliminatoire à 84 ans. Son équipe n’a pas été sur le podium mais presque...
Quand j’y repense, ces deux caractéristiques, intense curiosité et brillante santé, auraient dû me préparer à son suicide. Ma grand-mère chérie n’a pas pu attendre  plus longtemps pour découvrir le mystère d’une vie hypothétique  après la mort, elle à qui mon grand-père disait: «  on devra t’achever au fusil tellement tu tiens la forme… ». Elle a trouvé une solution simple pour ne pas rester coincée sur terre avec cette question sans réponse. J’aurais pu prévoir cette issue. 

Et la planète, non la comète, ou l’astéroïde, enfin l’objet céleste qui s’approchait, cela a dû lui donner un coup de pouce. Une sorte d’eurêka astrologique.

vendredi 20 janvier 2023

Un voyage en train

 C’est fait. Je suis capturé. Marqué, tatoué. Brûlé, incendié. Par des ballerines rouges, un jean bleu, un boléro rouge sur un t-shirt blanc. 

    Je déteste la mode des tatouages. Elle en a un sur le haut de la pommette gauche, un minuscule dauphin qui m’asperge de rêves. Elle me sourit comme le chat d’Alice. Au coin de la rue sous un balcon, chez le boulanger entre les pains bien rangés, sur le mur de mon bureau derrière l’écran de l’ordinateur. Son visage de petit félin flotte au fond de ma tasse de thé, il clignote sur le plafond au dessus de mon lit, je veux le toucher , il s’évanouit lentement dans un nuage de patchouli.

J’invente sa voix que je ne connais pas. Une voix de toréador féminin, une voix d’alto, assortie à ses cheveux en bataille, couleur châtaigne. Je l’imagine sur la pointe des pieds, déterminée à me planter des banderilles en plein coeur, après m’avoir frôlé encore et encore de son boléro rouge. 

Ses seins sont minuscules et ses fesses me plaisent. 


Comment vous parler d’elle? C’est difficile. Je rêve entre chaque phrase, je m’évade, je vogue entre deux eaux, je perds le souffle, je m’égare. Je sais, ce n’est pas raisonnable, dirait ma mère. Un tsunami hormonal. Un Ave Maria laïque. Un glissement de terrain interne. On ne peut pas se défendre contre les catastrophes naturelles. Elles font partie de la vie.

Je l’ai vue sur le quai de la gare de Crest, en Drôme, il y a deux jours. Elle sautait dans le train vers Montélimar. A la dernière minute. Les portes ont presque mangé son boléro rouge.

Tout éveillé, je rêve d’une vie nouvelle: je quitterais Namur, je vendrais mon appartement. Ma mère penserait que je suis cinglé, elle voudrait me déshériter mais ce n’est pas possible, je suis son fils unique, elle a besoin de moi pour râler, pour décider à ma place, pour me culpabiliser, pour se sentir vivante.

    Je louerais une chambre à Crest, pas trop loin de la gare. Il y a cinq trains par jour entre Crest et Montélimar. J'attendrais sur le quai. Le troisième jour, elle serait là. C’est l’hiver. Elle porte des bottes rouges, un jean bleu, une parka noir foncé, un bonnet rouge. Le dauphin doit regretter l’été sur sa joue pâle. Je sauterais dans le train derrière elle. Je n’ai pas pensé à acheter un billet. Je cherche le contrôleur, je ne veux pas payer une amende, ce serait un mauvais présage. Le train est beaucoup plus long que je ne l’imaginais et le contrôleur est évanescent. Mais où est-il, que diable? Un train a peu de lieux inconnus du public où un contrôleur peut se planquer pour rêver, écrire, fantasmer. Je le trouve enfin, je lui achète un billet, je suis soulagé.


Mais où est ma toréador en costume d’hiver? J’imagine m’asseoir auprès d’elle. Devant elle ou à côté d’elle? J’hésite. Je me souviens que la psy m’a dit: «  Vous êtes un visuel. » J'irais m'asseoir en face de ma torera. Comment l’aborder? Je devrais lui parler avant d’arriver à Valence sinon c’est fichu. Décidément, ce rêve est poussif. Je donne un coup d’accélérateur à mon imagination et elle est là. Elle a enlevé sa parka noir foncé. Je vois ses petits seins sous son pull rouge, elle n’a plus de bonnet et ses cheveux emmêlés dessinent un mouvement tendre autour de son visage. Elle a les yeux verts, ce que j’ignorais. Et elle me voit. Elle me voit! J’abandonne ma timidité, ma gaucherie, mes hésitations. Je suis un hidalgo, plus vaillant que Don Quichotte et bien plus séduisant, je pourrais conquérir un harem entier mais je tiens ma libido rennes serrées. Je lui parle en alexandrins, debout sur la banquette, je lui déclare mon amour sans bégayer, les mots coulent en fontaine claire, ma torera m’écoute. Elle m’écoute et ses yeux brillent...

 

Il n’y a pas de wagon restaurant , pas de wagon couchettes mais comment font les autres amoureux fous entre Crest et Montélimar? La SNCF fait décidément des économies sur tout, les voyageurs ne disposent plus du confort vital. Il y a bien des wagons à vélos mais c’est inutile quand on est débordant de désir. Aucun endroit pour danser, la tenir dans mes bras, respirer l’odeur de sa peau au creux de son cou, mêler nos jambes sans lui écraser les pieds. Alors je jouerais mon atout. Je l’inviterais en voyage. En train bien sûr. Je lui raconterais mon rêve: le transsibérien Paris-Moscou-Pékin. Avec elle. Je louerais un compartiment pour quatre mais nous ne serions que deux. Nous dormirions serrés sur la banquette du haut. Elle pourrait redescendre au milieu de la nuit si elle le souhaite. Je ne protesterais pas malgré ma tendre frustration. Nous vivrions plusieurs semaines dans un cocon mobile, alternant le luxe du Paris-Moscou et l’ennui autour du samovar pendant les longues heures de contrôle prétexté par les autorités russes aux objectifs mystérieux.


Nous nous arrêterions dans des villages perdus, avant de reprendre le train suivant. J’apprendrais le russe avant de partir, je le promets. Nous irions au sauna à Irkoutsk, en bateau sur le lac Baïkal, nous mangerions du caviar chaque fois qu’elle le voudra, avec du champagne russe si j’en déniche. Elle ne voudrait pas aller à Pékin? Nous n’irions pas. Nous partirions en caravane dans le désert de Gobi, nous logerions en yourte dans un campement mongol, non cela ne sent pas le beurre rance et le cheval sauvage, je ne crois pas. Les douches? J’irais ramasser des bouses sèches et je chaufferais de l’eau pour rincer ton corps mignon, ma torera chérie. La nourriture? Je ne sais pas. Dans les guides, ils écrivent toujours: « pas de wagon restaurant , prévoir un pique-nique. » Est-ce que les piques-niques russes sont pires que les Mac-Do américains? Je ne crois pas. 



Mes fantasmes me tiennent en éveil, je ne dors toujours pas. Demain je participe à une course-relais à la citadelle de Namur. Au profit des TSE. Les travailleurs sans emploi. Les chômeurs en novlangue. « Au profit » n’est pas le bon terme. C’est une action coup de poing, coup de pied plutôt, pour attirer l’attention sur le lien entre la précarité sociale et le délabrement de la planète. Faut que je dorme, absolument. Pardon ma torero, faut vraiment que je dorme.  

jeudi 19 janvier 2023

Que feras-tu plus tard?

 Cher Journal,


    Hier, avec les parents, on a parlé de mon avenir, de ce que je voulais faire plus tard. Tout de suite, sans me laisser le temps, ils ont proposé plein de trucs idiots: avocat, professeur, médecin… J’ai pas osé leur dire mais moi quand je serai grande, je veux devenir fusionnelle.

C’est un mot que j’adore « fusionnelle ». C’est joli. Je sais très bien ce que ça veut dire, on en a parlé au cours d’étude de textes avec Mademoiselle Gryson. 


    Si je devenais fusionnelle, je pourrais élever des chiens, ceux que les gens non fusionnels ne savent pas élever. Moi je pourrais savoir ce qui se passe dans leur tête de chien parce que je les regarderais de tout mon coeur. J’ai aussi de l’imagination donc je saurais comment leur apprendre des trucs que les humains aiment que les chiens fassent. Je pense que je suis sur la bonne voie parce que j’arrive à deviner ce que Bon-Papa pense alors qu’il ne parle pas beaucoup. Par exemple, je sais comment ses sourcils se lèvent un peu au dessus du bord de ses lunettes quand je fais quelque chose qu’il n’aime pas.


    Si je devenais fusionnelle, je pourrais faire la classe aux enfants spéciaux. Ceux qui sont très attentifs et très secourables comme Jean-François mais qui ne comprennent pas pourquoi les tables de multiplication, pourquoi les conjugaisons, pourquoi les dates de l’histoire alors que tout cela tu le  trouves direct dans ton GSM. Quand tu es attentif et secourable tu peux faire des choses beaucoup plus intéressantes que les calculs sans but et le subjonctif imparfait. 


    Si je devenais fusionnelle, je pourrais pister les loups et hurler loup sans savoir ce que je dis. Peut-être une bêtise ou une impolitesse ou une déclaration d’amour. Je ne sais pas. Mais cela intéresserait les loups et ils viendraient voir qui parle si bizarrement loup. Je pourrais suivre leur trace même quand elle a disparu. J’adorerais pister les loups. Je ne sais pas si c’est un métier. Ou alors peut-être au Canada ou en Sibérie. Mais en Belgique, pas. 


    Donc devenir fusionnelle, cher Journal, c’est mon voeu le plus cher. Après, je choisirais un métier. J’en ai encore trouvé d’autres. 


    Si je devenais fusionnelle, je crois que je pourrais faire l’ancien métier d’Abi: médiatrice. Elle m’a expliqué ce qu’elle faisait avant sa retraite. Elle était fusionnelle avec chacun des deux qui se disputaient. Ils pensaient tous les deux : »Enfin quelqu’un qui me comprend ». Ils étaient un peu moins énervés, ils commençaient à parler plus doucement et à pouvoir entendre ce que l’autre disait. 


    Si je devenais fusionnelle, je pourrais être jardinière et inventer des jardins assortis aux propriétaires. Pour les locataires, c’est plus compliqué. Il faudrait créer des jardins fugitifs pour ceux qui ne restent qu’un an ou deux. Pour un jardin fugitif, je crois qu’il faut du vent, de l’eau qui coule sans arrêt et des verts de toutes les couleurs. De toutes les sortes je veux dire. Si tu es fusionnelle avec les gens et avec les plantes, cela doit marcher mon idée. 


    Si je devenais fusionnelle, je pourrais aimer comme Papy. Abi dit toujours que Papy faisait un tour de force: il était à la fois fusionnel et pas du tout possessif. Quand Abi parle de Papy, je comprends que fusionnel c’est la moitié de l’amour. J’aurais plus qu’à apprendre l’autre moitié.   

mardi 17 janvier 2023

Un jour de pluie pour Erica et son chien.

     Erica est debout dans la véranda. Il pleut. Aucun voisin ne viendra jouer. Chacun reste chez lui par ce temps. Les parents ne veulent pas qu’on sorte. Alors on s’ennuie. Les parents disent que c’est utile de s’ennuyer. Cela apprend des choses. On ne sait pas quelles choses. 
   
 Erica entend les bruits de la pluie. Celle qui tombe serré et piquant sur le toît de la véranda. Celle qui tombe en sourdine sur la terrasse. Celle qui coule dans la gouttière. Celle-là, pour l’entendre, il faut être à gauche dans la véranda. Derrière les vitres où se rejoignent de longues traînées de pluie, le jardin est défiguré. Un jardin rond ou un jardin tout long. Comme à la foire du Midi dans le labyrinthe aux miroirs déformants. 
    
    Gosso regarde aussi le jardin. Il pense quoi Gosso dans sa tête de chien? On ne sait pas. Est-ce que son père Quesako lui racontait des histoires de pluie dans les Pyrénées, lorsqu’il rassemblait les moutons? Comment un père chien raconte des histoires à ses chiots? Et surtout, comment il explique le monde, à quoi il faut faire attention, qui croire, que manger, quand courir et quand s’arrêter? Comment dire merci, comment demander…

    Erica regarde Gosso qui regarde le jardin sous la pluie. Est-ce qu’il aime la pluie Gosso? On ne sait pas. Il faut essayer. Erica ouvre la porte de la véranda. Elle ôte ses sandales pour être pieds nus, comme Gosso. Pas de parapluie non plus. Elle sort. Puis elle dit « Viens Gosso » et Gosso vient. Il la regarde dans les yeux. On dirait qu’il sourit. Il aime la pluie, pense Erica. Gosso avance dans le jardin et Erica le suit. Il approche de la mare et il boit. Erica décide de ne pas l’imiter. Puis il s’arrête sous l’érable taillé en parasol. Il se secoue. Erica essaye de faire pareil mais ce n’est pas si facile quand on n’a pas l’habitude. Gosso repart et suit le sentier de petits cailloux blancs. Erica marche derrière Gosso. Il s’arrête pour faire pipi. Erica l’imiterait bien mais la pluie sur ses fesses, non. Pas envie d’essayer. Gosso renifle la menthe, le coin de terre retourné pour accueillir les légumes d’hiver. Erica hume l’air derrière lui. 

    La pluie redouble. Erica court vers la véranda. Gosso la poursuit. A peine à l’intérieur, il s’ébroue et envoie des gouttes partout. Faut trouver une serpillère très vite sinon on se fera gronder.
   

samedi 14 janvier 2023

un Wisigoth dans un salon de thé

 Il a une tronche de Wisigoth, pense Elvire. 

Avec une gueule pareille, il doit faire peur aux femmes. Aux hommes aussi peut-être. Ses yeux sont deux puits noirs. Il regarde vers l’intérieur et ne voit rien de ce qui se passe autour de lui. Absent. Réfugié ailleurs. Un ailleurs sinistre. Des cheveux roux, une pagaille de boucles autour d’un visage anguleux. Un contraste étonnant. Sa bouche est une ligne horizontale, presque sans lèvres. Et ses joues sont en creux, des creux terribles, sous des pommettes hautes, presqu’arrogantes. 


La vie est sans doute tragique pour cet homme, se dit Elvire. Elle revoit, en fermant les yeux, une séquence du film « Elvira Madigan ». Elvira danse sur son fil et la bande sonore, c’est Mozart. 

Dans la vraie vie, pense Elvire, je me plante, je tombe du fil, je trébuche, je rate une marche, je dégringole de la crête dans le ravin, je me casse une jambe ou un bras. Parfois je suis en miettes, répandue dans le désordre et il faut refaire le puzzle, j’ai perdu des morceaux, disparus, envolés, et je suis là, sans carte, tout est à recommencer, ce coup-là n’était pas prévu, il n’était pas dans le scénario que ses parents ont inventé pour elle quand ils lui ont donné le prénom d'Elvire. 

Quel est le prénom du Wisigoth?


Elvire tourne une cuillère dans une tasse de café noir, sans sucre ni lait. Le Wisigoth quant à lui ingurgite un liquide qui ressemble à du sherry. Il est deux heures trente-huit. Elvire voit sa pomme d’Adam qui monte et puis qui descend quand il avale une gorgée. La boisson a la même couleur que la pierre de sa bague: une résine fossilisée…. Il boit du jus de résine fossilisée…Classique pour un Wisigoth, il doit aimer les forêts. Celles du Nord, de Sibérie, près du lac Baïkal. Elvire se reprend. Il faudrait vérifier. Est-ce que les Wisigoths ont jamais fréquenté la Sibérie? Elle doit rester réaliste tout de même.

Ce qui est étonnant, c’est qu’il est rasé de près. Au rabot certainement. Mais le parfum du savon, pas moyen de s’en délecter. Il est assis trop loin d’elle. 

Il a de belles mains. Grandes, aux ongles coupés régulièrement, et il a tous ses doigts, bien alignés. Pas un ne manque, une harmonie parfaite. Elles ont l’air douces ses mains. Elvire pense à Herman qui a un tube de crème hydratante dans son sac en bandoulière. Elle a trouvé cela merveilleux. Tant d’attention pour les femmes que touchent ces mains-là.

Elvire inspecte la chaise à côté de celle du Wisigoth. Là où est jeté son manteau, une vieille parka, avec un intérieur pelucheux dont Elvire peut sentir l’odeur. Elle n’arrive pas à la définir exactement. Un mélange bizarre. L’odeur universelle des magasins de vêtements de seconde main mélangée à celle de la soupe au céleri. Et un troisième ingrédient, légèrement plus doux. Elvire ne peut le définir. Il  convient mieux au Wisigoth que les deux premiers. 


Il est dix heures quarante-huit. Pourvu qu’il reste encore un peu. Elvire agite sa cuillère et ne boit pas. Observer les hommes est une de ses occupations favorites. Elvire trouve les hommes passionnants parce qu’ils sont différents. Impossible de s’ennuyer même quand ils ne parlent pas. Elle s’est constitué une sorte de bestiaire anonyme au fil de ses contemplations. Elle ne se sert pas vraiment de cette collection. C’est plutôt une sorte de trésor caché, une richesse accumulée qui l’empêche d’avoir envie de mourir tout de suite. Depuis le décès de son frère jumeau, Elvire peine à vivre. Une entente sans faille, une connivence absolue, des passions partagées, quelque chose de lisse, de doux et de très vivant à la fois, comme une écharpe de soie vibrante qui les reliait depuis la naissance. Elle n’a jamais ressenti cela avec un autre homme. Et le manque est cruel. Il est dans son ventre, un petit animal qui ronge, qui farfouille, qui grignote, même la nuit. Il se balade entre son coeur et son estomac et creuse des trous d’angoisse où bon lui semble. Elvire ne peut lui échapper qu’en sortant de chez elle. Si elle se concentre sur l’observation d’un arbre, d’une musique, d’un humain, le petit animal s’endort pour un moment. Elvire laisse aller son regard sur le Wisigoth: il est perdu dans un cosmos hostile, il n’a pas l’air de vouloir revenir sur terre et Elvire peut l’observer sans crainte. C’est agréable.


Une seconde plus tard, il est debout devant sa table, grand, très grand. Il dit : « Je ne comprends pas comment vous osez. Vous m’examinez depuis plus d’un quart d’heure, vous voulez quoi exactement? »

Elvire sent que ses joues s’enflamment, il faut vite qu’elle trouve une excuse crédible et elle bafouille: «  Excusez-moi. Je pensais que vous pourriez m’aider. Je voudrais acheter une forêt, une toute petite forêt et quand je vous ai vu, j’ai imaginé que les forêts c’était une de vos spécialités et j’ai commencé à rêver. Ce n’est pas vraiment vous que je regardais. J’imaginais ma petite forêt. »

Elle voit sa pomme d’Adam qui monte et qui redescend. Il la regarde comme si elle était une princesse changée en crapaud. Il articule: « Est-ce que je peux m’asseoir? »


Un homme à la mer!

        Il est 23 h, dimanche soir, le 30 mai. Esteban ne dort pas, il est assis sur le pas de la porte du n° 82, rue Gray. Il a sorti une chaise. Eva le hante. Il garde les yeux fermés, il revoit ses cheveux noirs qui tombent sur ses épaules, il se souvient de ses seins et du goût de sa bouche, de sa peau de miel et de sa voix grave. Il est noyé dans sa nostalgie, perdu au large de sa tristesse...    

    Une odeur de pizza fait exploser l'image de la belle Eva: Esteban se rappelle qu'il peut avoir faim et peut-être même envie de manger. Ce n'est plus arrivé depuis des jours.

Tout à coup, le locataire du 1er, Paolo, déboule sur le trottoir. Paolo s’en va, il prend l'avion dans une heure trente, il va le rater s'il s'arrête, il court vers le taxi. Son tout petit sac à dos jaune fait une drôle de tache sur son blouson de cuir. Est ce qu'il a éteint le four avant de partir au moins? pense Esteban, parce que c'est sûrement chez lui la pizza!  Paolo est ailleurs déjà. Mais il va où Paolo? Il n'a pas eu le temps de le dire. Le taxi est reparti. Un taxi jaune comme ceux de NY. 


Eva. Elle pourrait être à NY, chez sa sœur, au bord de l'Hudson. Sa sœur est riche, elle vit dans un grand appartement. Depuis la terrasse qui surplombe presque le fleuve, Esteban devine la présence de l'océan. Le vent anime les cheveux d' Eva, leur parfum lui remplit les narines, un mélange de shampoing et de Paloma Picasso, un souvenir sucré et frais. 


     Le portable d' Esteban sonne: à cette heure-ci? C’est peut-être Eva. Avec le décalage horaire, ce serait possible. Son doigt tremble un peu en poussant sur le bouton . Zut, c'est madame Garadian, la nouvelle locataire du troisième. Elle a quitté son mari il y a trois mois. Esteban doit tenir l'appareil loin de son oreille, elle parle fort, vite, elle est fâchée, plus que fâchée, démontée, une furie barbare. Il imagine sa grande bouche, ses yeux maquillés - sont-ils encore maquillés à 23h17? - il n'entend pas ce qu'elle dit, ce qu'elle crie. Il pense aux yeux verts d'Eva qui devenaient gris quand elle lui faisait des reproches , des chapelets de reproches, longs comme des neuvaines, longs comme les trois messes de Noël de son enfance espagnole: il n'écoutait pas le prêtre , il s'endormait, sa sœur le pinçait, sans que sa mère ne s'en aperçoive. Esteban perd le fil de la messe, des griefs d'Eva, il sursaute, il entend madame Garadian crier dans le téléphone : " Mais c'est vous le concierge, faites quelque chose, nom de Dieu! " 



    Esteban referme son portable, hébété. Trop de femmes en colère, trop d'yeux gris-verts, trop de panique. Son cœur fait un bruit nouveau qu'il ne connait pas et qu'il n'aime pas. 

"Eva... Je vais mourir peut-être. Ce soir même... Mourir de chagrin, est-ce que c'est plus douloureux que mourir de peur? Ou mourir d'un coup de machette?Ou mourir étouffé, dans un satellite qui n'arrive plus à revenir sur terre?"


Non, sa mort à lui, Esteban, c'est pire que tout cela. Son agonie, elle a commencé il y a quinze jours, quand Eva n'est pas revenue de chez le coiffeur et qu'il a trouvé la garde-robe vide, comme dans les romans à 50 centimes. 

Sa mort à lui, c'est une mort très lente, un lamento après un allegro. 


Eva, il l'imagine parcourant la planète, filant vers sa gloire, fendant les océans  comme une proue de caravelle, les seins en avant, le sourire aiguisé, les yeux de pierre taillée. Lui, il se sent misérable, informe, pesant. Et aussi terne, poussiéreux, gris. Même pas gris, blanc plutôt. Blanc. 

  

le canapé magique

Dans le hall d’un vieil Hilton, je découvre un canapé de deux mètres de long. Plus de deux mètres, peut-être. Un canapé baroque, sexy , un canapé de vieille pute distinguée. Couvert de velours rouge magenta, un rouge qui va bien à l'ambiance inattendue de cet hôtel . Le dossier est tout en courbes voluptueuses, étonnantes. 

Le pli qui marque la rencontre entre le siège et le dossier est extraordinaire. Je l’examine avec attention. Aux deux extrémités de ce pli, mon regard s'enfonce dans des espaces vides, en forme de gouttes. Au travers de ces vides si féminins, si je m’approche, je peux apercevoir une toute petite partie du sol à l'arrière du canapé. Ces vides m'hypnotisent et m'attirent irrésistiblement: mes doigts aussi passent au travers, en frôlant les bords doux et tendres, et j’aimerais caresser le décor, de l'autre côté. 


L'assise  est si large que pour nous asseoir, ( j’écris « nous », parce qu'il est impossible de survivre seule sur un canapé de cette sorte quand, à deux, on a déjà  le sentiment d'être une île minuscule, perdue dans un océan magenta: deux, c'est le nombre minimum pour ne pas y perdre la tête et se noyer. J’ai donc été obligée de trouver un complice courageux pour partager l’aventure. Un homme qui comprenne qu’il a pour mission temporaire de m’aider à affronter un péril inédit et fantastique. L’heure tardive et le lieu ont  été propices: un vieux et brave navigateur de rêves cabote dans le hall de ce vieil Hilton à 11 heures du soir. Il m’a suffi de lui dire: « J’ai peur de m’asseoir seule sur ce canapé fantasque, voulez-vous m’accompagner un instant? ») pour nous asseoir confortablement donc, lui et moi, nous devons presque nous coucher, jambes étendues, dos ployés dans le pli magique, obligés de laisser nos regards se perdre vers les hauteurs. 


Alors, nouvelle surprise, dans cette position qui m'évoque les orgies romaines, nous découvrons le dessus d'une colonne en marbre gris foncé, au chapiteau doré, une colonne de théâtre baroque. Au sol, à hauteur d’homme, il n’y avait qu’un mur. La colonne démarre plus haut. Elle n’a pas d’autre fonction que d’étonner ceux qui s’asseyent sur le canapé. 


A gauche, au bout  du canapé magique, très loin, une lampe sur pied ressemble à un sèche-cheveux de coiffeur des années 60: la dame est partie, elle était au bout du canapé  bien avant nous, nous avons dû la faire fuir, en bigoudis. 

A droite, en hauteur, une vitre laisse voir des appareils inconnus et un type dont le crâne rasé ou tout à fait chauve, est posé sur sa main droite. Il est 23h30 et j’essaye en vain d’imaginer les fonctions de cet homme qui n'a pas l'air heureux. 


Pendant cette demi heure, tout flotte, même les fleurs blanches sinueuses comme des algues, sur le tapis rond et noir, aux pieds du canapé de rêve.  Un homme d'une trentaine d'années, tout de gris vêtu, passe et repasse devant nous. Il tire une valise et porte deux sacs. Plusieurs fois, il appelle l'ascenseur puis se retourne et repart. 


Je crois rêver…mais non...

Les moustaches de Dali voguent sous mes paupières. Que le mauvais goût du décorateur soit loué. D’autres que moi pourront tester le canapé psychédélique magenta…

vendredi 13 janvier 2023

Une femme en guerre.



Rouge et noir, je nage, je vole, j’explose.
Jamais l’ombre d’un repos pour ma révolte: insurrections de mots , lianes de véhémence, paniers d’insultes.
Ma plume crache sa colère sur le mur blanc, en deux tons ma rogne s’affiche, mes pattes de mouche s’emportent. Carnage rouge, cendre noire , bouillonnement sourd, jeyser de rage, plus d’image, plus de mur blanc.
Mon discours n’a rien de tendre à vous offrir : tout est épines, chair urticante, poil à gratter.
Je ne suis pas un mouton qui broute l’herbe du pré, ni une biche qui se nourrit à la mangeoire des hommes, je suis une louve à tout jamais sauvage. Bête splendide, fourrure noire, gueule pourpre.
J’aime ma révolte, c’est mon sang, c’est mon coeur. Sans elle, je perds la vie, je m’alanguis.
Et pourtant, quelques fois, pour un instant, j’aimerais être une luciole, pour un instant seulement.

Hétérotopie

     « Hétérotopie". Un mot découvert par hasard, entre deux autres. Inédit, exotique.

Son premier sens est médical: c’est le terme désignant une anomalie congénitale entraînant la formation de tissus - association de cellules composant un organe-dans un endroit du corps où il ne devrait pas se trouver normalement. Cela ne m’a pas vraiment transportée d’enthousiasme.

Et puis j’ai lu que Michel Foucault en a donné une autre définition qui me fait rêver: l’hétérotopie ce serait la localisation physique de l’utopie, un espace concret qui héberge l’imaginaire. Elle peut désigner tout lieu qui, pour le meilleur et pour le pire, obéit à des règles différentes des règles communes de la société. ( librement adapté de Wikipedia)


Après cette lecture, j’ai tout à coup aperçu mon hétérotopie à moi, qui restait invisible jusqu’à ce jour. C’est une petite cabane de trappeur qui se déplace par glissades légères sur des fils brillants. Parfois, elle va à toute allure, bondissante et joyeuse. Les rêves qu’elle fabrique s’échappent en pétales colorés par ses fenêtres. C’est un printemps bourdonnant. D’autres fois, elle se traîne à reculons de tristesse, sans avenir, boudeuse.


Je l’ai observée des jours durant, en buvant du thé, assise dans le grand fauteuil de mon père. Elle fait toujours le même trajet: entre mon nord (qui bégaye affreusement) et mon sud ( négligé depuis tellement). Il y a un point près de mon coeur qu’elle fait carillonner.

A force de la regarder, je connais ses faiblesses. Le drame, c’est lorsqu’elle s’arrête près de mon cerveau, tout juste à côté de la partie frontale, celle qui mouline les idées à tout berzingue, croit qu’elle a toujours raison et veut avoir le dernier mot. Lorsqu’elle s’installe là haut, c’est vraiment le pire. L’enfer des prévisions et des regrets. Tout noir et blanc. Un cinéma désespérant d’insomnies. Et elle reste coincée là, à ruminer en vain. Je ne sais pas comment la sortir de cette impasse.

Elle s’enlise parfois ailleurs, à mi-chemin entre mon nord et mon sud. Il doit y avoir un marécage dans ce coin-là. Un endroit plein de vapeurs tristes et monotones. Je la vois s’enfoncer dans un brouillard froid et sans espoir. Cela me fait peur. Je crains de la perdre pour de bon. Comment l’aider?

 

Avec le temps, j’ai compris que les hétérotopies, la mienne en tout cas, se mobilisent grâce à la lumière de la lune, aux marches silencieuses et forestières, au son du violoncelle et du vent dans les peupliers, aux marées d’équinoxes ( il faut de la chance, il n’y en a pas souvent), à l’odeur du pain et plus rarement du mimosa. Parfois, il faut beaucoup de tout cela pour convaincre mon hétérotopie de se laisser glisser doucement vers mon sud.


Lorsqu’elle y arrive, si elle se laisse aller, c’est la fête. Mon sud l’accueille, il lui tourne autour, il s’y attache, il aimerait qu’elle s’installe, qu’elle prenne ses aises, qu’elle laisse sa porte ouverte jour et nuit. Il a peur qu’elle s’en aille, qu’elle s’en retourne ailleurs, loin. Il aimerait trouver un magicien, un joueur de flûte, un danseur pour envoûter cette hétérotopie qu’il aime tant. Elle resterait là alors, sans vouloir remonter vers mon nord qu’elle perdrait à tout jamais. Mais c’est impossible, elle repart toujours. Je ne sais pas pourquoi.